Certains bouquins sont comme des contrats de téléphonie mobile ou des billets d'avion low cost : il vaut mieux lire ce qui est écrit en petits caractères, au risque de s'exposer à de fâcheux malentendus. La qualité du service réside dans l'astérisque. C'est le cas de la dernière publication signée
Beigbeder. On a dans les mains un livre à la couverture jaune pisseux, lointain reliquat d'une maison d'édition autrefois respectable, et l'on court au quiproquo si l'on ignore le sous-titre : roman. Indication certes anodine mais qui place d'emblée ces pages dans le domaine de la fiction et exige du lecteur une attitude particulière. Il ne s'agit pas de considérer les faits narrés comme parfaitement authentiques, mais d'accepter d'y croire, de suspendre notre incrédulité. Dans le cas présent, cela évite bien des mauvaises surprises. Les personnages sont fictifs donc le
Frédéric Beigbeder dont il est ici question est à distinguer de celui, bien réel, dont l'avocat a menacé les journalistes de poursuites, s'ils avaient le toupet de parler de l'arrestation de son client pour usage de stupéfiant. Dans ce roman, un écrivain qui se décrit comme célèbre, à succès, bref puant, est embarqué pour avoir tapé un rail de coke sur le capot d'une voiture. Rien à voir, effectivement. Une nuit au cachot va donner à cet homme-nez l'occasion de revenir sur sa naissance, sur l'histoire de sa famille et sur ses drames adolescents. C'est bien connu, l'enfermement est une condition – nécessaire mais pas suffisante – à l'écriture. le narrateur le rappelle au détour d'un interrogatoire, en se plaçant pêle-mêle aux côtés de Villon, Marot,
Cervantès, Casanova,
Voltaire,
Sade,
Verlaine, Wilde,
Dostoïevski,
Genet, Céline… N'en jetez plus ! On a bien compris dans quelle division il jouait, le Fredo. Toute grande oeuvre naît d'une tragédie personnelle : ici, le pauvre reclus forme le projet de son livre car il ne peut pas dormir – comme
Proust, faut-il comprendre. En effet, sa cellule de garde-à-vue ne sent pas très bon et puis, il y a du bruit. Il va donc concevoir un roman qui nous racontera l'histoire de sa vie. Ce livre appartient donc au genre bigrement original de l'autofiction. On doit ainsi suspendre notre incrédulité : les souvenirs de Frédéric ne sont pas la biographie de
Beigbeder (flagrance philosophique au détour d'une page : « toute vie a autant de versions que de narrateurs : chacun possède sa vérité »), il ne faut pas tout prendre au premier degré, pas même la prétention de littérature qu'affiche ce torchon.
Sous couvert de la fiction, le narrateur peut faire la satire d'une certaine bêtise, celle d'un auteur de bonne famille, dont l'écriture doit bâtir sa célébrité (« la pointe de mon Bic s'enfonçait dans la peinture blanche comme les mains des acteurs dans le ciment d'Hollywood Boulevard ») et sa tour d'argent (« le bonheur d'être coupé du monde, voilà ma première addiction »). L'autodérision est sensible, notamment quand le narrateur menace la police : « si vous ne me libérez pas tout de suite, j'écris un livre ! ». Néanmoins, elle n'excuse pas la catastrophe d'ensemble (il a vraiment écrit ce livre). le personnage débite âneries crasses sur évidences molles ; il joue à l'excès le rôle d'un furoncle de vanité, bouffi d'orgueil et suintant de frustration. Son nombril, gonflé de vacuité, est le centre d'un monde gras et fat, situé entre les beaux quartiers
parisiens, les stations balnéaires du Sud-ouest et les clubs de polo (d'où les captivantes révélations sur la bite de quelques grands patrons). Stressé, pressé par la police, ce bouton d'acné égoïste explose. Et voilà : son pus éclabousse presque trois cents pages.
Passé le premier dégoût, j'avoue que cette parodie de la stupidité beigbedérienne a pu me faire sourire. La dimension héroï-comique du livre est parfois irrésistible : un nanti, arrêté pour une histoire banale, passe une nuit ordinaire en cellule en ressassant sa vie médiocre et la transforme en existence digne de figurer auprès des événements historiques du siècle dernier. « Ce livre serait alors une enquête sur le terne, le creux, un voyage spéléologique au fond de la normalité bourgeoise, un reportage sur la banalité français ». Pourquoi le conditionnel ? Ah, oui, le titre l'annonce en fanfare : Frédéric a, au moins, des dimensions hexagonales. L'ouverture d'
Un roman français (non, non, pas Une Suite française, voyons !) donne le ton quand elle mentionne la mort d'un aïeul durant la première guerre. « Ce descendant de croisés a été condamné à imiter Jésus-Christ : donner sa vie pour les autres. Je descends d'un preux chevalier qui a été crucifié sur des barbelés de Champagne ». On l'aura compris, ce
roman se fonde sur deux principes, usés jusqu'à la corde par les publicitaires : comparaison et assimilation. Je rapproche deux éléments (une voiture et la masculinité par exemple) et je les identifie métonymiquement (la voiture est une part de la masculinité). Je me compare donc je suis. Ici, Frédéric se mesure à beaucoup de choses, à tout le monde, i.e. ses parents (aussi frivoles, plus riches), ses grands-parents (moins pleutres, plus élégants), son frères (moins moche, plus riche), les innombrables auteurs cités (ses égaux). La phrase est ainsi encombrée de formules comparatives qui n'apportent rien, sinon quelques mauvaises blagues et l'affliction du lecteur. Passons sur les références aux auteurs. Il s'agit surtout de se cacher derrière des icônes pour éviter de parler de soi (
Weyergans l'a fait avec habileté dans
Trois jours chez ma mère, dont Grasset nous ressert ici l'épigone dégénérée). Ces citations peuvent agacer ou faire involontairement sourire (franchement, la fille « aux yeux bleus comme une héroïne d'
Henry James », fallait le faire), quand elles ne trahissent pas la sottise du narrateur (les quelques lignes sur Foucault, parmi les seules références un peu développées, laissent présager de ce qu'il a compris des autres écrivains honteusement embrigadés). Elles forment le pendant culturel aux vérités fulgurantes – sur la vie, la mort, la littérature – qui émaillent les chapitres. En vrac : « On peut oublier son passé. Cela ne signifie pas que l'on va s'en remettre » ; « il est difficile de se remettre d'une enfance malheureuse, mais il peut être impossible de se remettre d'une enfance protégée » ; « ce truc qu'on appelle la liberté, c'était surtout une lutte pour une vie plus douillette que celle des générations précédentes » ; « définition possible de l'amour : un électrochoc qui ressuscite le souvenir » ; « tout écrivain est un “Ghostbuster” : un chasseur de fantômes » (je vous épargne les références à
Proust) et enfin : « l'esclavage du féminisme – avant les
femmes élevaient les enfants, maintenant elles élèvent les enfants et doivent EN PLUS travailler ».
Flippant, non ?
Non. Il ne faut pas prendre au sérieux ces blagues de potache. On vous avait prévenu, il s'agit d'un roman. Cela excuse tout, même les comparaisons les plus imbéciles, surtout quand Frédéric est fâché tout rouge. Enfermé, il se révolte : « La Loi n'a pas toujours raison, particulièrement en France » et donne l'exemple du gouvernement
Pierre Laval. La garde à vue se prolonge et
l'idiot prend ses aises : « les conditions de détention des étudiants contestataire à Téhéran : les mêmes qu'à
Paris 8e ». Ah, ces pandores veulent la guerre ? Hé bien, ils l'auront ! Finies les réticences rhétoriques ! « J'écris le mot “divorce” mais jamais il ne fut prononcé par mes parents avant des années. C'était comme les “événements” d'Algérie… ». Faut-il le répéter ? Frédéric est aux dimensions de la France ! Cet homme ne se compare plus à l'Histoire. Ses petits drames sont l'Histoire : « En 1942, les enfants ne savaient rien sur les juifs cachés par leurs parents au deuxième étage de la Villa Navarre ; trente ans plus tard, les enfants ne savaient rien sur le divorce de leurs propres parents ».
On le voit, le ridicule n'évite pas l'indécence. Et on salue à cet égard la conscience professionnelle de Grasset qui a suivi le même chemin. En décidant de censurer le chapitre consacré au magistrat Jean-Claude
Marin, on a donné la touche de grotesque éditorial qui manquait au tableau. le narrateur vilipende celui qui a décidé de prolonger sa détention et prend des airs de
Dante,
Voltaire ou
Zola (rayez la mention inutile). Ces lignes sont d'un niveau rarement atteint : « J'accuse l'accusation. […] Les mots : Jean, Claude et
Marin, pour les générations à venir, ne seront pas un prénom et un nom oubliés. […] Pour toujours, Jean, Claude et
Marin symboliseront la Cruauté d'une Justice Disproportionnés envers les Artistes Malades. […] Te voilà immortalisé pour les siècles et les siècles… ». L'ironie du passage est aussi fine qu'un calembour de Jean Roucas. Qui peut prendre Frédéric au sérieux quand il déclare : « Cette page est de loin la plus dangereuse que j'ai jamais écrite de ma vie » ? Et bien, l'éditeur qui, en bon lecteur de
roman, suspend son incrédulité et censure le passage par crainte de représailles judiciaires. Et Grasset de nier que c'est simplement pour faire du buzz et qu'il n'est pas marchand de tapis…
Avec
Un roman français,
Beigbeder nous prouve qu'un auteur doit savoir faire feu de tout bois, de toute brindille, même d'une souche de fin de race. Son écriture est plate, ses réflexions stupides et l'histoire n'est même pas assez intéressante pour pouvoir figurer dans un forum Internet. Et pourtant, il la publie, il la vend et sa renommée va permettre d'éclipser des oeuvres plus méritoires.