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EAN : 9782070356652
400 pages
Gallimard (04/09/2008)
3.53/5   1142 notes
Résumé :
La folie et l'horreur ont obsédé ma vie. Les livres que j'ai écrits ne parlent de rien d'autre. Après L'Adversaire, je n'en pouvais plus. J'ai voulu y échapper. J'ai cru y échapper en aimant une femme et en menant une enquête.

L'enquête portait sur mon grand-père maternel, qui après une vie tragique a disparu à l'automne 1944 et, très probablement, été exécuté pour faits de collaboration.

C'est le secret de ma mère, le fantôme qui hant... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (130) Voir plus Ajouter une critique
3,53

sur 1142 notes
Emmanuel, (tu me permets de t'appeler Emmanuel? Tu crées dans ton livre une intimité si forte, une intimité que tu imposes presque au lecteur, sans le préparer, que je ne me vois pas écrire autrement ce billet sur ton livre qu'en m'adressant à toi. Mais ne t'inquiète pas, une fois fini, je repasserai au vouvoiement si je dois un jour m'adresser à toi. C'est juste le temps de quelques lignes).

Emmanuel donc,

Ça faisait longtemps que je n'avais pas lu un livre qui me laisse avec autant d'amertume, de dégoût. Après tout, chapeau bas, c'est le propos de ton livre, tu veux livrer de toi une image, en tant qu'homme, en tant que fils (mais moins en tant que père), qui pousse le lecteur à te mépriser et c'est une réussite.

Pourtant, ça partait bien, l'angle du livre était intéressant. Mêler une enquête, celle autour de ton grand-père, probablement abattu pour faits de collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale, véritable cadavre dans le placard de ta famille, à un reportage dans un bled paumé de Russie, Kotelnitch, autour d'un Hongrois, prisonnier de guerre enfermé dans un hôpital psychiatrique pendant plus de cinquante ans. Avec tout autour l'interrogation sur tes racines russes. Mais au final, tu ne parles essentiellement que de toi, toi et ....oui, toi. La trame de fond ne sert que de décor à la mise en scène nombriliste que tu orchestres.

Certes, la trame est bien menée, je te l'accorde. Tu réussis à se faire combiner de manière fluide l'enquête, le reportage en Russie à ta relation chaotique avec Sophie, qui vient soutenir et orienter les charnières de la narration. le désastre de ta vie amoureuse vient parfaitement se marier à la tristesse de la vie à Kotelnitch, ville morbide, aux accents de l'ex-Union Soviétique. A te croire, tu serais un aimant à malheurs, voire un amant de malheur. Je trouve surtout que tu fais un étalage exhibitionniste totalement inutile dans ce livre et que tu ferais mieux de réserver ces propos à ton psychanalyste. Ce livre est finalement un peu ta télé réalité à toi, non?
J'ai été extrêmement choquée par la minutie avec laquelle tu décris l'escalade, que dis-je, la pente descendante de ta relation avec Sophie. Soit elle t'a donné son aval pour dévoiler à la face des lecteurs les méandres de vos rapports, de vos disputes, tromperies et autres, et dans ce cas, amen. Mais il faudrait à mon sens être sacrément dérangée pour accepter cela. A sa place, j'aurais eu envie d'aller me cacher dans un trou encore plus paumé que Kotelnitch et n'en jamais sortir. Loin de moi de dire qu'elle est irréprochable (quoi que c'est ta version des faits que l'on a). Mais écrire avec autant de précisions des choses si intimes, il faut vraiment vouloir ravager quelqu'un pour le faire.

Je retiens de ton livre que tu l'as écrit pour (te) faire mal. Consciemment ou pas. Tu dis vouloir te délivrer de la souffrance que le poids de ton grand-père fait peser sur ta famille, tu t'auto-flagelles, mais en l'écrivant, tu la couches sur papier pour l'éternité et tu graves un souvenir à vif dans les yeux de ceux qui t'aiment. Sans pour autant sembler t'en émanciper, t'en affranchir davantage. Mais en alourdissant la leur. Peut-être pas après tout, je n'ai pas la prétention de savoir mieux que toi ce qu'ils ressentent.

Enfin au-delà du récit, ton mépris des gens qui ne mènent pas ton train de vie me dépasse. Oui Emmanuel, nous n'avons pas tous une famille qui a pu subventionner un mode de vie de classe moyenne voire haut de gamme, avec des passe-droits, qui permettent de faire ce que l'on veut, de prendre le temps de se décider, sans stress. Alors avant de remettre en cause Bourdieu comme tu le fais, je ne le ferai pas mais je trouverais ça drôle de te parler de mon parcours, moi qui viens du bas de l'échelle et qui ai nagé à contre-courant pour essayer de faire ce que j'aime. Et bizarrement, j'ai la tête hors de l'eau mais je ne suis pas encore à bord du paquebot de mes rêves, alors que je suis bien meilleure nageuse que bien de ceux qu'on a fait monter avant moi. Voilà pour la métaphore.
Le seul courage que tu as c'est d'admettre la condescendance que tu portes au commun des mortels. Et de dire tout haut ce que de nombreux autres héritiers privilégiés comme tu nommes ceux de ta classe pensent, mais refuseront toujours de dire en public. Tu dois penser que c'est cool de la jouer provoc', de te dire que le salariat, l'idée de devoir poser des congés payés, ça te dépasse totalement, que travailler pour gagner sa vie, franchement, c'est nul.

Là où j'ai quand même bien ri, c'est à ce passage, relatant un des dîners réunissant tes amis : "[...] quelqu'un demande à Sophie ce qu'elle fait dans la vie et où elle doit répondre qu'elle travaille dans une maison d'édition qui fait des manuels scolaires, enfin, parascolaires. Je sens que c'est dur pour elle de dire ça, et moi aussi j'aimerais mieux qu'elle puisse dire : je suis photographe, ou luthière, ou architecte; pas forcément un métier chic ou prestigieux, mais un métier choisi, un métier qu'on fait parce qu'on aime ça. Dire qu'on fait des manuels parascolaires ou qu'on est au guichet de la Sécurité sociale, c'est dire : je n'ai pas choisi, je travaille pour gagner ma vie, je suis soumise à la loi de la nécessité". Tout est dit.

Allez, je dirai quand même que ton style accroche le regard et nous retient. Jusqu'au bout, j'ai eu envie d'en savoir plus sur Ania, pauvre russe francophile et francophone, assassinée pour des raisons très troubles à Kotelnitch. Et sur le devenir de ce reportage sans queue ni tête, seul point digne d'intérêt que je retiens de ton livre.

Je vais m'empresser de vite lire au moins un autre de tes livres, pourquoi pas l'Adversaire, celui-là même qui a terriblement signé la fin de ta relation avec Sophie ?

En espérant préférer l'auteur à l'écrivain.
Lien : http://labiblidemomiji.wordp..
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Je ne comprends pas pourquoi certains écrivains se sentent si différents du reste de l'humanité pour éprouver ce besoin égocentrique de publier leur petite psychothérapie, origines, ascendance, états d'âme, amours platounettes et tutti quanti...
Même si Emmanuel Carrère est loin de la fatuité d'un Olivier Adam avec ses "Lisières" ou d'un Tonvoisin avec sa "Solitude de l'ange", je regrette de constater qu'il m'a, à peu près, autant ennuyée qu'eux dans sa petite introspection.

L'ensemble est assez décousu et, sans doute, aussi confus que son état d'esprit au moment de l'écriture de ce roman. Son histoire d'amour avec sa Sophie est d'une banalité affligeante et je m'étonne qu'il ait pu penser qu'elle puisse intéresser quelqu'un d'autre que lui même.
Hormis les paragraphes concernant son aïeul, dont je n'ai pas très bien saisi, non plus, l'importance, les parties relatives à ses séjours en Russie auraient réellement pu être intéressantes, si elles n'avaient pas été le prétexte à s'épancher, encore et toujours, sur ses petits conflits intérieurs.

Et, il conclut en dédiant son livre à sa mère, Hélène Carrère d'Encausse. Mouais... Je ne connais pas personnellement cette dame mais, pour ma part, et bien qu'ayant une excellente relation avec mon fils, je ne suis pas certaine que j'aurais accueilli avec un enthousiasme délirant qu'il me dédie un bouquin dans lequel il détaille par le menu ses fantasmes et autres parties de jambes en l'air.

J'ai malgré tout mis deux étoiles à ce roman car il m'a tout de même "gardée" jusqu'à la fin mais, soyons honnêtes, quand on continue de lire essentiellement parce que l'on a commencé, il n'y a pas de quoi se réjouir.

Je vais donc vite oublier ce "Roman Russe" et, comme j'aime bien l'auteur, ne lui en tiendrai pas rigueur. Mais je vais attendre un peu avant d'ouvrir le fameux "Royaume" que l'on vient de m'offrir pour mon anniversaire.
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Pas simple pour moi d'évoquer le ressenti après la lecture de ce magnifique livre...
Emmanuel Carrère nous entraîne à la recherche de ces non-dits qui ont fait l'histoire de cette famille tourmentée.
Il nous raconte, sans pudeur, son amour pour Sophie mais nous montre tel qu'il est. Tour à tour on le comprend, on le déteste, on le plaint, on a envie de le secouer ou de le prendre dans nos bras pour le consoler.
Il nous fait voyager dans ce petit village russe, pauvre, où l'ombre du communisme persiste et régit encore le comportement des gens.
Un livre puissant, marquant. Une écriture incisive, simple et précise.
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D'entrée de jeu, je voudrais dire comment ce roman russe m'a touché droit au coeur. Et, cette sublime phrase qu'écrit Emmanuel Carrère à sa mère à la fin du livre.

" C'est étrange, mais parfois, en écrivant ce livre, j'ai retrouvé cette sensation inoubliable : celle de nager vers toi, de traverser le bassin pour te rejoindre"
Faisant ici référence à un souvenir d'enfant où il apprenait à nager avec un moniteur sous le regard aimant et couvrant de sa mère.
Emmanuel Carrère dans ce roman fait preuve de courage, il nous entraîne dans le dédale d'une introspection douloureuse qui ne lui laisse pas de répit.
Le père de sa mère à disparu tragiquement en 1944, il travaillait comme " interprète" auprès des allemands.
Cette opprobe et cette disparition constituent le secret de famille et l'impossibilité pour chacun des menbres de celles-ci à vivre pleinement. Emmanuel Carrère tente de démêler les écheveaux de cette filiation compliquée en partant faire un reportage en Russie, là où un membre de sa famille a été gouverneur.
Cette recherche et cette quête se traduisent aussi à travers la langue maternelle de sa mère : le russe. Il cherche à travers cette langue qu'il connaît, qu'il aime mais qu'il n'arrive pas vraiment à parler, un exutoire, une libération.
Ce roman russe est aussi l'histoire de son amour torturé avec Sophie. Rien ne lui semble trop grand ni invraisemblable que de publier pour elle une nouvelle érotique dans le journal: le Monde.
La vie d'Emmanuel Carrère est un roman, russe ? Sans aucun doute.
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Emmanuel Carrère semble ici égocentrique, mégalo, fondamentalement égoïste, vaguement manipulateur et somme toute assez déséquilibré. Pourtant, je ne peux m'empêcher de l'aimer... de manière certes moins pathologique et déchirante que sa Sophie... Mais étonnamment fort quand même étant donné la puissance de mon agacement !

Ce roman russe n'est pas du tout un roman, puisqu'il ne raconte que des choses réelles, qui n'auraient probablement d'ailleurs jamais eu leur place dans un roman, tant elles sont outrées et bizarres, alternant monotonie et hystérie.

L'auteur nous raconte une période troublée de sa vie, à mi-chemin entre un trou perdu de Russie (c'est lui qui le dit, et il m'a convaincue au point que j'en ai oublié le nom) et le pays des amoureux maudits (où il se complait dans une histoire odieuse et bancale, puis dans une rupture interminable et déchirante).

Aucun point commun entre ces deux sujets, si ce n'est l'auteur lui-même... Et comme fondamentalement c'est de lui-même qu'il aime parler, son livre a au final une certaine unité ! Je dois lui reconnaitre une grande honnêteté, car il ne se présente vraiment pas sous son meilleur jour, ainsi qu'un grand talent pour l'introspection et le récit.

Mais quelle obsession pour son propre nombril ! Sans aucune limite, il nous raconte tout, rien ne l'arrête ! Ni les demandes de sa mère, ni le respect d'une femme blessée, ni même simplement la pudeur la plus élémentaire... Quand il se passe des éléments tragiques dans son entourage, on a presque l'impression qu'il s'en réjouit car cela donne de la matière à son histoire...

Bref, je pourrais continuer pendant des heures à dégoiser contre l'horripilant Emmanuel Carrère. Il n'en reste pas moins qu'une fois encore son livre m'a touchée et passionnée.

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Citations et extraits (65) Voir plus Ajouter une citation
Nous sommes ensemble chez le marchand de primeurs, chacun occupé de son côté, moi à choisir des fruits, elle une salade, et quand je relève la tête, quand nos regards se croisent, je comprends qu'elle m'observait, nous nous sourions et elle me dit que c'est comme si j'entrais en elle, là, devant tout le monde. J'aime le regard des commerçants, des clients du café sur elle, sur sa beauté. Elle est grande, blonde, avec un long cou, des cheveux qui moussent sur la nuque, un port magnifique, et en même temps quelque chose de si ouvert, de si familier que tout le monde a envie de lui offrir des fleurs ou de lui balancer des compliments d'opérette. Je trouve l'adjectif "radieux" fait pour elle. J'aime qu'on m'envie parce que c'est moi qu'elle aime. Je n'ai pas été tellement épanoui en amour jusqu'à présent, mais cette fois j'ai l'impression que ça y est.





   Pourtant, ça n'y est pas. Ça n'y est jamais avec moi, jamais durablement. Il suffit qu'un amour soit possible, soit heureux, pour qu'au bout de trois mois j'en découvre l'impossibilité. De la femme que j'aime, je commence à penser qu'elle ne me convient pas, que je me suis fourvoyé, qu'il y aurait mieux ailleurs, qu'en vivant avec elle je renonce à toutes les autres. Et Sophie, de son côté se sent immédiatement humiliée. C'est une vieille histoire, pour elle, l'humiliation. Elle est royale, mais en même temps plébéienne. son père n'a épousé sa mère que longtemps après sa naissance. Sa mère, à la clinique, était seule et pleurait parce qu'elle n'avait personne à qui montrer son bébé. Sophie se sent bâtarde, rejetée. Je mets un peu de temps avant de comprendre cela, et aussi qu'à ses yeux j'appartiens au cercle à la fois enchanté et odieux des héritiers. Tout m'a été donné, dit-elle, à la naissance : la culture, l'aisance sociale, la maîtrise des codes, grâce à quoi j'ai pu librement choisir ma voie et vivre en faisant ce qui me plaît, au rythme qui me plait. Nos vies sont différentes, nos amis aussi. La plupart des miens s'adonnent à des activités artistiques, et s'ils n'écrivent pas de livres ou ne réalisent pas de films, s'ils travaillent par exemple dans l'édition, cela veut dire qu'ils dirigent une maison d'édition. Là où je suis, moi, copain avec le patron, elle l'est avec la standardiste. Elle fait partie, et ses amis comme elle, de la population qui prend chaque matin le métro pour aller au bureau, qui a une carte orange, des tickets-restaurant, qui envoie des cv et qui pose des congés. Je l'aime, mais je n'aime pas ses amis, je ne suis pas à l'aise dans son monde, qui est celui du salariat modeste, des gens qui disent "sur Paris" et qui partent à Marrakech avec le comité d'entreprise. J'ai bien conscience que ces jugements me jugent, et qu'ils tracent de moi un portrait déplaisant. Je ne suis pas seulement ce petit homme sec, sans générosité. Je peux être ouvert aux autres mais de plus en plus souvent je me braque, et elle m'en veut.



    On va dîner chez des amis à moi, dans le Marais. Tout le monde se connaît, tout le monde est plus ou moins au même niveau de réussite et de notoriété. Quand j'arrive avec ma nouvelle fiancée, il se passe quelque chose qui se passe à chaque fois et dont je jouis intensément. Comme si on avait ouvert grand les fenêtres, comme si avant qu'elle entre la pièce était plus petite, plus sombre, plus confinée. Elle est au centre, d'un coup. À côté d'elle, toutes les filles, même les plus jolies, prennent l'air coincées. Je sens que les hommes m'envient, se demandent d'où je la sors, celle-là, et le fait qu'elle ne soit pas tout à fait aux normes de notre petit milieu, qu'elle rie un peu trop fort, remue un peu trop d'air, montre combien je suis libre, affranchi de l'endogamie qui règne chez nous.

   Mais vient le moment de passer à table, où quelqu'un demande à Sophie ce qu'elle fait dans la vie et où elle doit répondre qu'elle travaille dans une maison d'édition qui fait des manuels scolaires, enfin parascolaires. Je sens que c'est dur pour elle de dire ça, et moi aussi j'aimerais mieux qu'elle puisse dire : je suis photographe, ou luthière, ou architecte ; pas forcément un métier chic ou prestigieux, mais un métier choisi, un métier qu'on fait parce qu'on aime ça. Dire qu'on fait des manuels parascolaires ou qu'on est au guichet de la Sécurité sociale, c'est dire : je n'ai pas choisi, je travaille pour gagner ma vie, je suis soumise à la loi de la nécessité. Cela vaut pour l'écrasante majorité des gens, mais autour de cette table, tous y échappent et plus la conversation continue, plus elle se sent exclue. Elle devient agressive. Et pour moi qui dépends si cruellement du regard des autres, c'est comme si elle se dévaluait à vue d’œil.

   Sur cette affaire sociale qui nous empoisonne, je me dis et lui dis quelque chose d'un peu hypocrite. Je dis que ce n'est pas mon problème à moi, mais le sien. Que moi, je l'aime comme elle est, ça ne me gêne pas qu'après un dîner ou quelqu'un a parlé avec une passion contagieuse de Saul Bellow elle note dans son carnet, de son écriture un peu enfantine : "lire Solbelo". Ce qui est embêtant, c'est le ressentiment de sa part, c'est qu'elle se sente tout le temps offensée. Cela devient pénible, à la longue. J'en ai assez d'être mis dans le rôle du nanti qui n'a jamais eu à se battre pour rien et qu'elle se réserve, elle, celui de la prolétaire éternellement rebutée. D'abord, ce n'est pas vrai. J'ai eu à me battre aussi, et durement, même si ce n'est pas sur le terrain social. Sophie n'est pas une prolétaire, elle vient d'une famille bourgeoise un peu bizarre, son père est une espèce d'anarchiste de droite qui vit en homme des bois dans un domaine de trois cents hectares dans la Sarthe. Et j'ajoute : même si c'était vrai, la liberté, ça existe, on n'est pas totalement déterminés, c'est quoi, ces conneries à la Bourdieu ?

   Là où je lui mens et me mens, c'est d'abord qu'au fond de moi je n'y crois pas, à la liberté. Je me sens aussi déterminé par le malheur psychique qu'elle l'est par le malheur social, et on peut toujours venir me dire que ce malheur est purement imaginaire, il n'en pèse pas moins lourd sur ma vie. Et là où je mens aussi, c'est quand je dis qu'elle est la seule a avoir honte. Bien sûr que non...
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[Incipit.]

Le train roule, c'est la nuit, je fais l'amour avec Sophie sur la couchette et c'est bien elle. Les partenaires de mes rêves érotiques sont en général difficiles à identifier, elles sont plusieurs personnes à la fois sans avoir le visage d'aucune, mais cette fois non, je reconnais la voix de Sophie, ses mots, ses jambes ouvertes. Dans le compartiment de wagon-lit où jusqu'alors nous étions seuls survient un autre couple : M. et Mme Fujimori. Mme Fujimori nous rejoint, sans façons. L'entente est immédiate, très rieuse. Soutenu par Sophie dans une posture acrobatique, je pénètre Mme Fujimori, qui bientôt jouit avec transport. À ce moment, M. Fujimori nous fait remarquer que le train n'avance plus. Il est arrêté en gare, peut-être depuis un certain temps. Immobile sur le quai éclairé au sodium, un milicien nous observe. Nous tirons les rideaux en hâte et, persuadés que le milicien va monter dans le wagon pour nous demander compte de notre conduite, nous dépêchons de tout remettre en ordre et de nous rhabiller afin d'être prêts, quand il ouvrira la porte du compartiment, à lui assurer avec aplomb qu'il n'a rien vu, qu'il a rêvé. Nous imaginons son visage dépité, soupçonneux. Tout se passe dans un excitant mélange d'affolement et de fou rire. Pourtant, j'explique qu'il n'y a pas de quoi rire : nous risquons d'être arrêtés, conduits au poste pendant que le train repartira, et à partir de là Dieu sait ce qui arrivera, notre trace sera perdue, nous crèverons sans que personne nous entende crier dans un cul-de-basse-fosse au fond de ce bled boueux de la Russie profonde. Mes alarmes font tordre de plus belle Sophie et Mme Fujimori et finalement je ris avec elles.
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Tu as cru que l'amour de Sophie, la langue russe, l'enquête sur ma vie et ma mort allaient te délivrer, te permettre de solder un passé qui n'est pas le tien et qui se répète en toi d'autant plus implacablement qu'il n'est pas le tien.
Mais l'amour t'a menti, tu ne parles toujours pas russe et ce qu'il y avait en moi d'irrémédiablement abîmé continue à vous abîmer, à vous tuer, mes petits-enfants, l'un après l'autre.
Pas besoin de sauter par la fenêtre pour mourir, d'autres comme toi meurent très bien vivants.
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Le banquet a duré longtemps et vers 4 h tout le monde s'est retrouvé au bord de la rivière. Il faisait jour déjà, la nuit n'avait duré qu'une heure ou deux. C'était la plus courte de l'année, le 21 juin. Des crapauds coassaient. Des filles marchaient dans l'eau, leurs souliers à la main, en relevant le bas de leurs robes longues. Les bretelles des bustiers tombaient sur les épaules, bière et vodka coulaient à la régalade, on continuait à chanter, mais de plus en plus faux. J'étais ivre mort, moi, affalé au fond de la voiture, et pour cette échappée au bord de l'eau, je me fie moins à mon souvenir qu'aux images captées par Philippe : elles ont la grâce des aubes et des fins de beuveries dans les films de Kusturica.
Page 233
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Mais vient le moment, à table, où quelqu’un demande à Sophie ce qu’elle fait dans la vie et où elle doit répondre qu’elle travaille dans une maison d’édition qui fait des manuels parascolaires. Je sens que c'est dur pour elle de dire ça, et moi aussi j’aimerais mieux qu’elle puisse dire : je suis photographe, ou luthière, ou architecte ; pas forcément un métier chic ou prestigieux, mais un métier choisi, un métier qu’on fait parce qu’on aime ça. Dire qu’on fait des manuels parascolaires ou qu’on est au guichet de la Sécurité Sociale, c’est dire : je n’ai pas choisi, je travaille pour gagner ma vie, je suis soumise à la loi de la nécessité. Cela vaut pour l'écrasante majorité des gens, mais autour de cette table tous y échappent et plus la conversation continue, plus elle se sent exclue.
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Vidéo de Emmanuel Carrère
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/


Giuliano da Empoli est notre dernier invité. On se souvient, un an après, de son premier roman "Le mage du Kremlin", qui sortira en poche au mois de janvier et qui ne cesse de résonner avec l'actualité. le livre sera bientôt adapté au cinéma par Olivier Assayas et ce n'est autre qu'Emmanuel Carrère qui travaille à son scénario. Emmanuel Carrère et Giuliano da Empoli se retrouvent sur le plateau de la Grande Librairie pour nous parler de cette adaptation, mais aussi de la manière dont ils racontent la Russie à notre époque.
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