Le 11 septembre a donné lieu à une imposante production éditoriale, relancée par la première commémoration du funeste événement et par la rentrée littéraire 2002. Géopoliticiens, politologues, philosophes, spécialistes de l'Islam, des Etats-Unis, de l'Afghanistan, du terrorisme se sont jetés dans la brèche, plus ou moins contraints et forcés. Jamais aucun « événement » historique (on renvoie à l'intelligente analyse de
Michel Winock, L'histoire, septembre 2002) n'aura rencontré un tel écho, ni la révolution soviétique, ni la bombe A sur Hiroshima, ni la chute du Mur de Berlin. Et ce, alors même que la signification historique de « 9/11 » fait débat.
Pourquoi un complot terroriste, qui, tout compte fait, n'a guère fait « que » 5000 victimes (soit environ 30 fois moins que les bombardements sur Dresde dans la nuit du 13 au 14 février 1945… ou 100 fois moins - hypothèse basse - que le génocide rwandais entre avril et juin 1994) a-t-il atteint une telle notoriété ? Par son impact médiatique ? L'écroulement des tours jumelles de World Trade Center en direct sur CNN, digne des meilleurs (pires ?) films catastrophes, marquera plus durablement les esprits que le spectacle bon enfant de la chute du Mur. Par son contenu émotionnel ? Les témoignages, ressassés jusqu'à l'écoeurement, des survivants, des pompiers, des secouristes accentuent l'impact psychologique, le sensationnalisme de l'événement. Par ses conséquences ? On a dit qu'avec le 11 septembre commençait un monde nouveau, dix années après la fin de l'ère bipolaire, un monde dominé par la guerre contre le terrorisme, sinon contre l'Islam, et dont l'opération Enduring Freedom serait le premier épisode.
L'ouvrage d'
Alexandre Adler offre des pistes de réponses à ce questionnement. Historien (ancien élève de l'ENS Ulm, agrégé d'histoire, enseignant à Paris VIII de 1978 à 1990), journaliste (directeur éditorial de la rédaction de «
Courrier International », chroniqueur à l'Expansion), homme de médias (il présente chaque semaine sur Arte « Les mercredis de l'histoire »),
Alexandre Adler est un touche-à-tout de génie, à l'érudition ébouriffante. du wahhabisme saoudien aux coulisses du Kremlin, du Xinjiang chinois et musulman à la doctrine Monroe, Adler se promène dans l'espace et dans le temps avec une communicative jubilation. L'intelligence aiguë de ce « nouveau penseur médiatique » (comme le surnomme méchamment le Figaro du 22 janvier 2002) excelle dans la chronique et l'éditorial. Elle se plie plus difficilement à la structure lourde d'un essai de 340 pages, d'ailleurs trop court, trop dense.
Alexandre Adler, qui a d'ailleurs très peu publié, le reconnaît volontiers : son « petit » livre a été conçu « à sauts et à gambade » (p. 331) et, s'il foisonne d'idées, peine à formuler cette « pensée structurante de l'ensemble des phénomènes » (p. 9) que l'auteur appelle pourtant de ses voeux dans son introduction.
Alexandre Adler débute par la description d'une puissance américaine découvrant, éberluée, sa vulnérabilité territoriale. Les Etats-Unis sont à l'aube d'une Guerre de Cent Ans contre une mouvance terroriste, dépersonnalisée, déterritorialisée, insaisissable. Les Etats-Unis redécouvrent le conflit clausewitzien, radical que seule la mise hors de combat de l'ennemi peut conclure. Mais l'hégémonie, l'impérialisme américain ne sont pas pour autant à redouter. Si les Américains sont patriotes (ils aiment leur pays), ils ne sont pas pour autant nationalistes (ils ne détestent pas le pays des autres). Empreints d'une « bienveillance généralisée teintée d'ignorance », ils imposeront leur idéal au monde si celui-ci n'en veut pas. Dans ces conditions-là, l'anti-américanisme que l'on rencontre parfois en France est particulièrement mal venu.
Alexandre Adler n'a pas de mots assez durs pour
José Bové, « cette espèce d'avatar de Poujade…. allumé par une mystique pseudo-gandhienne » (p. 69).
Deuxième volet du livre : l'Islam et la mouvance Ben Laden.
Alexandre Adler est trop intelligent pour sombrer dans les amalgames simplificateurs. D'un côté Ben Laden, un archaïsme religieux, d'ailleurs hétérodoxe, qui utilise toutes les ressources de la modernité (porosité des frontières, nébuleuse terroriste, failed states afghan ou yéménite, armes de destruction massive). Adler n'hésite pas à le comparer à Hitler. de l'autre, l'Islam, un ensemble immense et divisé (Arabes/non Arabes, Sunnites/Chiites, Etats nations à l'identité fragile) mai qui a en partage un faible niveau de développement en dépit de la manne pétrolière, une commune hostilité au « diable » américain, une médiocre perméabilité à l'idéal démocratique. Au risque d'y perdre le lecteur, Adler le promène du Pakistan où Mucharaf doit tenir en laisse ses propres services secrets minés par le fondamentalisme, à l'Arabie Saoudite dont la stabilité suppose, ainsi que le prône le prince Abdallah, un minimum d'ouverture, en passant par l'Egypte, l'Irak, la Turquie…
Au total,
Alexandre Adler se veut optimiste. « La fin du long processus de démocratisation du monde se trouve bien à proximité de la plaine d'Armaggedon » (p. 336). A long terme la démocratie (occidentale et pas américaine) l'emportera. le monde musulman se modernisera, se développera à coup de « petits plans Marshall boucliers régionaux contre l'islamisme », s'unira même peut-être, comme l'avait souhaité paradoxalement Ben Laden. Mais d'ici la défaite des fondamentalistes et le rééquilibrage de la puissance américaine, la route est longue…