PLUIE ET JARDIN (1967)
Pluie et jardin confondus :
deux éléments célèbrent leurs noces,
coïncidence que le regard
d'un témoin ne saurait séparer.
Ils s'enlacent si fort qu'une paume
ne peut s'insérer entre eux,
ils ne voient pas la chute des fruits
gorgés de miel qu'écrase leur étreinte.
Le jardin est en pluie ! La pluie est en jardin !
Pluie et jardin périssent l'un dans l'autre,
me laissant seule décider du destin
de l'hiver du Sud qui s'annonce.
Comment disjoindre jardin et pluie
pour une brève brèche de lumière,
pour que le menu frisson d'un oiseau
trouve place entre gouttes et branche ?
Extrait, traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs - p. 61
Nocturne
Idées nocturnes, qui êtes-vous, qu’êtes-vous?
J’ai pitié de votre nudité timide.
Dommage, je n’ai pas la force de clore
les stores sur la pluie et les fleurs humides.
J’essaye d’écarter les ailes d’un chérubin
du minuscule enfer de la veilleuse.
Une branche de merisier, danseuse aveugle,
entame tristement son dernier acte.
Écrits nocturnes, qu,est-ce qui nous relie?
Vous êtes le discours de la nuit blanche.
Elle passée, vous n’appartenez à personne.
Faut-il vous conserver en sa mémoire?
Le jour aussi est blanc de brume, blanc de nuit.
Et regarder en bas de la falaise revient
à sortir un poignard de son souple fourreau :
tant paraît aiguisé l’argente de ces eaux froides.
La vie diurne est ruse, stratagème
pour rapprocher la nuit. Mais ma crainte grandit :
Et si la veille, dans la combe au-dessus du Ladoga,
le rossignol avait brûlé?
Non, mon Phénix est indemne, il sifflote :
Syllabe, syllabe — tiret, syllabe, tiret — tiret, tiret.
Le pointillé tâtonne, en quête d’un sens obscur,
et l’embarras des mots est plus doux que les mots.
Minuit tout rond. Chaque chose est neuve et fraîche.
Je sors des terres étrangères qui nous sont communes
pour revenir chez moi, dans le nocturne… quoi?
Dans le nocturne de ce qui me plaît.
Sonorité pressante
Sonorité pressante, depuis dix jours
je t’attends sur une route de campagne.
Et je t’attends encore sous la pleine lune.
Sonorité pressante, tu est là, tout près.
Viens tomber dans la fécondité de ma blessure.
Pourquoi te caches-tu en m’épiant?
Sonorité pressante, si lourde soit
ma faute, bien grande est ma douleur.
Quelle ouïe apprécies-tu, sinon la mienne?
La pleine lune me pardonne.
Mais nulle sonorité ne vient pour me guider.
Elle est absente. Pourquoi me dut-elle donnée?
Je ne partagerai ma lune avec personne,
elle n’aimera jamais que moi.
La lune découvre qu’elle est une avant-mort,
Sonorité pressante, je m’adonne
au jeu avec ton absence lunaire.
Sonorité pressante, pardonne-moi.
Hiver
Ô geste de l’hiver,
d’une froideur appliquée.
L’hiver a quelque chose
d’ine tendre médecine.
Puisque la maladie
lui tend les mains, confiante,
du fond de sa souffrance
et de l’obscurité.
Cher hiver, soigne-moi,
mon front sera marqué
du baiser curatif
de ton anneau glacé.
La tentation grandit
de me fier aux mensonges.
Dévisager les chiens
et enlacer les arbres.
Pardonner, comme par jeu,
d’un élan, dans un virage,
finir de pardonner
pour pardonner à d’autres.
Copier ce jour d’hiver
et son ovale vide,
Être à jamais en lui,
comme une simple nuance.
LEÇONS DE MUSIQUE
Dédié à Marina Tsvetaïva
J’aime ceci : comme à tout un chacun, Marina,
comme à moi,
d’un gosier frissonnant –
je ne dis pas : comme à la lumière, à la neige -,
cou tendu : on dirait que j’avale de la glace,
j’essaye de prononcer : comme à tout un
chacun,
on t’enseignait la musique. (Apprentissage vain !
faisant pleurer et rire Dieu,
vouloir apprendre au cierge les lois de l’éclairage.)
Deux obscurités égales ne s’entendaient pas :
le piano et toi, deux cercles impeccables,
dans le chagrin d’un sourd mutisme réciproque
supportant le langage étranger l’un de l’autre.
Deux sombres froncements unis
dans une rencontre insoluble et hostile :
le piano et toi : deux silences puissants,
deux faibles gorges : musique et parole.
Mais la prépondérance de ta solitude
est décisive. Le piano et toi ? Un prisonnier
de l’aphonie tant que dans le do dièse
un allié ne trempe pas son petit doigt.
Toi tu es seule. Personne pour t’aider.
Pour la musique ta leçon est difficile :
sans importuner d’objet blessant
ouvrir en soi le saignement du son.
Marina, prélude à l’enfance, au destin,
do mi, avant l’or des paroles amies,
ré, prélude à tout ce qui viendra après,
inclinaison commune de nos fronts pianistiques,
agrippée comme toi au tabouret,
ô carrousel, inanité de Gedike !
Faire tourner le rond qui siffle
autour du crâne et qui arrache le béret.
Marina, tout ça, c’est inventé pour faire joli,
au petit bonheur, en comptant sur la chance
de pouvoir crier pour une fois : je suis comme
toi !
Je crierais volontiers, mais voici que je pleure.
(octobre 1961)