Demander, par exemple, si l'homme peut commencer d'agir, n'est-ce pas se mettre hors de la situation humaine? Car l'homme ne cesse jamais d'agir; il ne passe point de la pensée à l'action, mais plutôt son action se déroule sans interruption aucune, car il est toujours quelque part; et, se tenir ici et non là, cela change tout.
Je veux écrire ce que j’ai connu de Jules Lagneau, qui est le seul Grand Homme que j’aie rencontré. Il était mieux de livrer au public un exposé systématique de la doctrine ; mais cela je ne l’ai point pu. Les raisons s’en montreront chemin faisant ; je puis dire que ce qui me rendit la tâche impossible ce fut surtout la peur d’offenser cette ombre vénérée.
Toujours en action. Je n’ai jamais vu sur ce visage l’expression de l’ennui, ni même de la fatigue. Aucun souci, et nul effort de mémoire jamais ; la pensée effaçait tout. Quel genre de pensée ? Si j’ai la patience d’aller ainsi, sans autre soin que de dire vrai, vous finirez par le savoir.
Tel serait peut-être le dernier mot de cet homme bon et redoutable. Peut-être viendrait-il à me rappeler que la morale n’a pas pour première fin de juger les autres, mais plutôt de se contrôler soi.
Lagneau n’était ni timide ni hésitant, bien plutôt il se portait à ce qu’il croyait juste tout droit, sans précautions ni égards. Ce genre de puissance est inexplicable.
"Alain et le bonheur" par André Maurois. Première diffusion le 13/09/1954 sur la Chaîne Nationale. La mauvaise humeur est une maladie, il ne faut jamais parler de ses malheurs, de ses malaises moraux, il ne faut jamais se plaindre…et, certes, il y a un héroïsme à bâtir son bonheur ! André Maurois parlait en 1954 de celui qui avait été son professeur de khâgne au lycée Henri IV, à Paris : le philosophe Alain.
Source : France Culture