« Véronique, moi je crois au dieu du carnage. C'est le seul qui gouverne, sans partage, depuis la nuit des temps »... « la morale nous prescrit de dominer nos pulsions mais parfois il est bon de ne pas les dominer. On n'a pas envie de baiser en chantant l'agnus Dei. »
Cette réplique clé d'Alain, un des quatre protagonistes de ce "huis clos" donne le ton, la couleur, le propos de la pièce de
Yasmina Reza : deux visions du monde qui s'opposent.
Celle d'Alain qui croit à la loi du plus fort, d'un monde où l'homme est un loup pour l'homme, dans lequel la raison du plus fort est toujours la meilleure, qu'adopter cette philosophie en cherchant à être dans le camp des vainqueurs permet d'autant mieux de profiter d'un monde dont on a accepté par avance la règle ou l'absence de règles.
Celle de Véronique, militante convaincue, droit-de-l'hommiste impliquée, persuadée, elle, que l'homme est perfectible et que pour ce faire, l'humanisme, la solidarité, la culture, le progrès sont la clef de voûte d'un monde meilleur.
Cette rencontre de quatre personnages, deux couples : les hôtes : Véronique et Michel Houillé... les "invités" : Annette et Alain Reille, quadragénaires de la petite ou moyenne bourgeoisie parisienne, est donc placée sous le double signe de la fable - le loup et l'agneau - ou de l'affirmation sartrienne " L'enfer c'est les autres " et de la vision sarcastique d'un
Jean Yanne s'évertuant à nous montrer malicieusement que - Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil -...
Les Houillé reçoivent donc dans leur appartement les Reille suite à une altercation qui a vu Ferdinand Reille, onze ans, assener un coup de bâton sur le visage de Bruno Houillé, onze ans également, après que le second ait gratifié le premier du qualificatif de "balance".
Résultat :
Bruno a deux incisives abîmées et un léger hématome à la lèvre.
Les parents se rencontrent donc pour une explication que chacun veut courtoise et pour s'entendre sur les termes et la conclusion amiable d'un constat où l'accord commun semble acquis.
Chacun des protagonistes cherche à se montrer sous son meilleur jour. Chaque couple veut donner l'illusion de l'union, de l'entente harmonieuse. Chacun des membres de chacun des couples faisant en sorte, dans un premier temps, d'afficher une solidarité et une complémentarité réciproques et à toute épreuve mais... de façade.
Car le vernis ne va pas tenir longtemps confronté aux tiraillements que la "réalité" inflige aux masques dont se sont parés les personnages ; les vrais visages vont finir par les remplacer.
L'amabilité circonstancielle va alors céder la place à l'agressivité, à la violence... au dieu du carnage.
Le Ça va au fil de la rencontre reléguer aux oubliettes de la civilité un Surmoi penaud et dicter sa loi à un Moi contraint à la soumission,
Partie d'une querelle d'enfants, certes violente, une explication domestique va dégénérer en pugilat général, en foire d'empoigne où des comptes vont commencer à se régler entre les couples et à l'intérieur des couples,
Cette déliquescence d'homo educatus educans réduit crescendo à l'état de "vilain sauvage" va permettre à
Yasmina Reza, dans un décor minimaliste, dans une pièce en un acte, lequel n'est pas divisé en scènes, de nous offrir une pièce drôle, caustique, violente, polémique... base d'une réflexion intemporelle sur la nature de l'homme.
Celui-ci est-il un bon sauvage que 6000 ans de civilisation ont conduit à un état d'individu sage et raisonnable ou demeure-t-il un animal culturel toujours habité par ses instincts primaires ?
La pièce écrite en 2006 est sthénique, les personnages ont du corps.
Les trouvailles de l'auteure... Alain Reille, avocat défendant un labo qui couvre les effets secondaires d'un de ses produits hypertenseurs et, concours de circonstances aidant, ledit produit fait partie du traitement de la mère de Michel Houillé, "actualise" la cocasserie du "malentendu"... malentendu rendu plus efficace encore par le biais des incessants coups de téléphone donnés et reçus par les deux maris marris... quiproquos amplifiés par "la double énonciation" qui établit la connivence avec le public et donne l'impression dans le même temps d'un nombre plus grand de protagonistes dans la pièce et par conséquent sur scène ...
Superbe trouvaille que les "pérégrinations" d'un certain hamster que la musophobie de Michel a contrait à un exil forcé, à une errance désespérée en milieu urbain... exil auquel fait écho le désespoir de sa fille séparée de son cher animal de compagnie...
Tous les thèmes et leurs controverses abordés, toutes les situations concourent à donner à cette lecture corps et vie, à susciter l'intérêt, à offrir au lecteur un bon moment... moment loin d'être perdu, car la pièce offre matière à jubiler et à cogiter.
Exception faite de la réputation sulfureuse qu'il a acquise, ce n'est pas un hasard si
Roman Polanski ( très grand metteur en scène ) a fait de cette pièce un film que j'ai pris plaisir à voir à sa sortie en salles.
Film dont
Yasmina Reza a écrit le scénario et pour lequel elle a été "Césarisée".
Ce n'est pas un hasard non plus si -
le dieu du carnage - continue d'être joué dans le monde entier.