"Il faudrait écrire un livre sur la guerre, qui soit tel que le lecteur en ressente une nausée profonde, que l'idée même de guerre lui paraisse odieuse. Démente."
Svetlana Alexievitch atteint son but et au-delà, avec ce livre puissant, nécessaire, exceptionnel. Ce livre immense.
La guerre, c'est la Seconde guerre mondiale. Pour les ex-Soviétiques : la Grande guerre patriotique.
Vous pensiez qu'elle n'avait pas un visage de femme ? Vous vous trompiez.
"On nous avait élevées dans l'idée que nous et la Patrie, c'était la même chose."
Enfants de la propagande, elles se sont engagées, elles se sont bagarrées au bureau de recrutement pour pouvoir partir, elles aussi. Elles ont pleuré de déception quand on les jugeait trop jeunes, elles ont menti sur leur âge.
Elles ont fait la guerre. Elles n'ont pas été que blanchisseuses, cuisinières, infirmières, non. Vous trouverez parmi ces témoignages des femmes qui ont occupé tous les postes militaires, de simple soldate à commandante dans la Marine.
Comme les hommes.
Mais en pire.
En pire car rien n'est prévu pour elles : pas d'uniformes à leur taille, pas de bottes à leur pointure, pas de sous-vêtements ni de rechange périodique. Elles ont pataugé pendant quatre ans dans la débrouille et dans des équipements trop grands.
En pire car il leur a fallu déployer deux fois, trois fois plus de courage, de compétence, de capacités que les hommes pour juste être reconnues à leur égal.
En pire car on leur confie, en plus, les tâches et les rôles traditionnellement maternels. "Eux, ils avaient droit d'être en colère, de jurer, mais nous, jamais. Un seul mot grossier et l'on était punies."
Et en pire aussi parce qu'eux, les hommes, sont revenus en héros. Elles, non.
- Combien t'as tué de Nazis ? Soixante-quinze tu dis ? Je parie que t'en as pas vu un seul.
- Alors salope, t'as couché avec nos maris, au front ?
"Il était mitrailleur, elle agent de liaison. L'homme a aussitôt expédié son épouse à la cuisine : "Prépare-nous donc quelque chose." Sur ma demande insistante, il a fini à contrecoeur par lui céder la place, non sans lui recommander : "Raconte comme je te l'ai appris. Sans larmes ni détails idiots."
Des larmes, il y en a beaucoup dans ce livre. Les leurs, et les vôtres, à la lecture.
"J'ai enterré mes proches, j'ai enterré mon âme à la guerre."
Des détails aussi, il y en a beaucoup ; mais aucun n'est idiot.
Ce n'est pas un détail, cette jeune fille qui doit enterrer l'homme qu'elle aime et auparavant, l'embrasse sur les lèvres : c'était son premier baiser, et c'est à un mort qu'elle le donne.
Ce n'est pas un détail, cette gamine qui se croit blessée après un assaut, les jambes couvertes de sang, à qui l'infirmier militaire doit expliquer qu'elle a ses premières règles.
Parce que certaines sont des mômes ! Des enfants !
"On pourrait penser que seuls des gens extraordinaires ou anormaux ont pu endurer toutes ces épreuves, mais non, c'étaient des écolières de la veille, des étudiantes, des fillettes qui n'avaient encore jamais quitté leur maison. Comment ont-elles fait ? Comment ?"
C'est à
Svetlana Alexievitch qu'elles l'expliquent, quarante ans plus tard, l'horreur et l'émotion intactes.
Comme dans ses autres livres, l'autrice rédige à partir des témoignages en y intercalant le récit de ses difficultés à les faire parler, ou bien ses réflexions personnelles.
"Ceci ressemble moins que tout à un récit : c'est une douleur vive. Une passion nue. Il faut se fier à cette douleur."
Traduction fluide de
Galia Ackerman et Paul Lequesne.
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