L'islamisme charrie dans l'imaginaire occidental aujourd'hui son lot de clichés. On le fait rimer avec intégrisme, extrémisme, terrorisme. le principal mérite des chercheurs réunis autour de
Samir Amghar - dont il n'est pas anodin de noter qu'ils proviennent pour la plupart de l'immigration - est de dépassionner le débat. le tableau qu'ils dressent des multiples islamismes d'Occident, en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, renvoie moins l'image de menaces à notre stabilité sécuritaire ou à notre identité culturelle que de mouvements banalisés voire embourgeoisés (Patrick Haenni, p. 127).
L'islamisme, rappelle utilement
Olivier Roy, désigne "la reformulation de l'islam en une idéologie visant à penser tous les aspects de la société dans une perspective qui est politique (...)" (p. 9). Les islamistes aspirent donc à la conquête du pouvoir afin de hâter l'avènement d'une société réellement islamique - ainsi des membres du Hizb ut-Tahrir, étudié par
Jean-François Mayer, qui prônent le rétablissement du califat. On sait qu'ils n'y sont pas parvenus en terre d'Islam. Comment a fortiori y parviendrait-il en Occident ? Se penser en minorité alors qu'on embrasse une doctrine totalisante constitue le principal défi des islamistes d'Occident.
A travers l'étude des Frères musulmans en Europe, et en particulier de l'Union des Organisations islamiques de France (UOIF) qui joue un rôle pivot au Conseil français du Culte musulman (CFCM) créé en 2003,
Samir Amghar met en lumière les "trois âges du discours" islamiste. Les premiers islamistes d'Occident, tels
Saïd Ramadan en Suisse ou Faysal Mawlawi en France, étaient des exilés politiques. le sort des immigrés musulmans leur était indifférent - comme l'a longtemps été celui des Turcs d'Allemagne pour le mouvement Millî Görüs étudié par Samim Akgonul. Ils utilisaient leur pays d'accueil comme une tribune d'où critiquer les dictatures arabes, turc ou perse qu'ils espéraient renverser (le plus célèbre de ces réfugiés fut l'ayatollah Khomeiny). Pendant ce temps, les immigrés et leurs enfants, peu sensibles au discours religieux, s'investissaient dans les mouvements antiracistes. Comme le montre
Amel Boubekeur, "la conjugaison de la déception des mouvements fondés sur l'ethnicité chez les jeunes nés en Europe et l'impossibilité de retour pour les islamistes exilés va changer la donne" (p. 30)
A la croisée de ces deux espérances va émerger la figure du "musulman citoyen", deuxième âge de l'islamisme d'Occident. Non sans débat interne, les islamistes d'Occident, influencés par les étudiants de la deuxième génération qui les ont rejoints, acceptent la réalité sociologique et juridique dans laquelle ils vivent. Ils se soucient de plus en plus des intérêts des musulmans d'Europe. Leur modèle de "citoyenneté croyante" suppose que l'on puisse être sans contradiction un musulman exemplaire et un bon citoyen. Ce programme, qui nie toute distinction entre espace public et espace privé, constitue un défi pour la laïcité occidentale : le débat du voile l'aura amplement montré.
Le plus intéressant, le plus discutable aussi, serait l'émergence, depuis les années 2000 et particulièrement au lendemain du 11-septembre, d'une troisième figure : le "winner pieux" (
Samir Amghar, p. 59). Ce troisième âge de l'islamisme en Occident présente selon Patrick Haenni trois traits distinctifs. Les discours totalisants s'épuisent. le militantisme devient plus distant et passe par des formes jusqu'alors jugées impies telles l'expression culturelle (musique, habillement ...). La réussite individuelle et économique est revalorisée. L'embourgeoisement de cet "Islam hédoniste portant les valeurs de l'individualisme et de la réussite" (
Samir Amghar, p. 60) explique pour partie l'impuissance des islamistes lors des émeutes de novembre 2005 dans les banlieues françaises. Il offre en tout cas un visage des "barbus" autrement rassurant.