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EAN : 9782370551139
240 pages
Le Tripode (12/01/2017)
3.72/5   116 notes
Résumé :
Estonie, début du XXe siècle. Un soir, au sortir de l'usine dans laquelle il travaille, August rencontre par hasard le directeur du théâtre l'Estonia. Il quitte son emploi d'ouvrier et intègre la troupe, qui s'avère aussi loufoque qu'hypersensible : Pinna, le fondateur, les comédiens Alexander, Eeda, Sällik, Oskar… mais aussi Erika, sa future femme, qui rejoint le théâtre peu de temps après lui. Elle symbolisera le Papillon, l'emblème du théâtre, en lui insufflant l... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (37) Voir plus Ajouter une critique
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Estonie, début XXe siècle,
Le jeune August Michelson, sacré luron et menteur de son état, travaille à Tallinn comme serrurier. Son destin bascule le jour où, au retour de l'usine, la calèche des patrons d'Estonia, une troupe de théâtre, passe à sa hauteur. Michelson le serrurier est désormais Michelson le comédien. Le théâtre, il l'a dans le sang et il lui servira de rempart aux tristes réalités de la vie ,"où les règles sont rigides comme les lois de Moise et tout est définitif ". Il y rencontre Erika, la femme de sa vie et une sacré bande de joyeux lurons, les acteurs, des personnages exquis avec lesquels il va faire les 400 coups.
C'est lui qui nous raconte ici l'histoire, la sienne et celle des deux papillons de sa vie, Erika et Estonia, alors qu'il est déjà mort.
Cette mise en scéne loufoque du départ, d'un narrateur d'outre-tombe, nous donne le ton de l'histoire, bien que la suite sera beaucoup moins joyeuse, car......bientôt éclatera la guerre.....

Le duo réalité/ fiction est ici aussi à l'affiche, et Michelson sans vergogne en abuse à sa guise avec nous lecteurs, profitant de sa vie d'acteur, -" Quelle différence y a-t-il au fond entre la vérité et le mensonge ? Pas la moindre-et qui pourrait le savoir mieux que moi, un comédien !" -. Qui sait, peut-être vaudrait-il mieux affronter la vie comme lui ?

C'est le théâtre qui m'attira comme un aimant à ce livre qui se révèle au final une magnifique surprise avec la découverte de la prose magique, pleine d'humour et truffée de symbols d' Andrus Kivirähk, dont je voudrais citer ici un passage sublime sur une première de Hamlet, - " A cet instant, pour toutes les personnes présentes, ce royaume de Danemark imaginaire était la seule réalité. L'irréel prenait vie. le nouvel Estonia avec ses fenêtres illuminées se dressait au coeur de la ville et répandait sa lumière féerique, déchirant la réalité quotidienne, comme un phare éclaire l'embarcation balayée par les vagues grises.
Un papillon.....-"

Un roman plein de vitalité et d'optimisme, où même la mort n'a pas de crédibilité, puisque les morts peuvent revenir quand ils veulent et reprendre du service....
Le Papillon / La Vie, éphémère, fragile, que " le temps met à mort sans pitié, mais qui renaît chaque printemps sur les près, car il a réussi, juste avant de disparaître , à déposer sa ponte, d'où naîtra une descendance si rigoureusement semblable à lui qu'on croirait que presque rien n'a changé".
Un livre dont chaque page, chaque ligne est un pur plaisir de lecture !
Un coup de coeur ? Oui, définitivement.


"Comme je le dis toujours, pourquoi commencer par le moins bon quand on peut choisir le meilleur ? L'ivresse tout de suite, et pour la gueule de bois on verra plus tard - tel est mon credo !"





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Shakespeare a dit « All the world's a stage ! » et Andrus Kivirähk , inversant la perspective, affirme que le théâtre est une bulle de rêve, de fiction et de résistance dans ce monde de brutes.

L'ultime citadelle de la liberté, de la fantaisie et de la joie dans un monde de cruauté, de violence et de raison triste.

Je viens de refermer – trop vite, hélas ! mais comment résister ?- le Papillon d'Andrus Kivirähk, dont les ailes diaprées n'ont pas fini de voleter dans mon esprit.

Quelle liberté dans le ton, dans les ruptures assumées avec la chronologie - le narrateur est mort, n'a-t-il pas, dès lors, tous les droits ?- !!

Quelle jolie fable, poétique, légère , si éclairante dans ses moralités suggérées- pas de lourds messages, jamais, on volète aimablement d'une vérité à un mensonge, et les deux sont aussi justes, aussi révélateurs- !!

Quel mélange savoureux de légendes et d'Histoire !

Quelle triste gaieté et quelle douce tristesse !

Ce papillon est à épingler dans toutes les bibliothèques. Oh ! pardon, il faudrait non pas l'épingler mais lui garder son vol léger, ses ailes de fées, ses couleurs paradisiaques !

J'ai littéralement adoré ce roman, cet auteur, son originalité et sa profondeur, derrière sa liberté impertinente !

Juste avant la première guerre et juste après la seconde, August Michelson, (auto-rebaptisé Mihklisoo, pendant la brève parenthèse républicaine où l'Estonie était débarrassée du grand frère russe), nous raconte, dans le plus grand désordre et dans le mélange le plus éhonté de joyeux mensonges et de tristes vérités- il est mort, paix à ses cendres !- l'histoire d'un petit théâtre, l'Estonia, qui se trouve une âme, par le plus grand des hasards, et devient dès lors l'aventure héroïque de toute une troupe, de tout un public, de toute une ville (la ville de Talinn).

Malgré la violence du monde extérieur, qui ne pénètre plus dans ses murs depuis que la passion de la fiction et la magie du mensonge l'animent, malgré la présence, sous ses murs et à sa porte, d'un grand loup gris au regard féroce qui ne ménage pas ses efforts ni ses crocs pour attaquer et décimer la vaillante troupe.

Malgré la fragilité de son éphémère talisman.

Celui-ci a un nom : Erika, c'est elle, le papillon, l'âme de l'Estonia. Sa baraka, sa chance insolente et fugace. C'est elle le grand amour d'August Michelson.

C'est la petite flamme qui brûle dans tous les vrais théâtres.

Tant qu'elle danse avec August, petit lutin timide, tant qu'elle volète d'une fleur à l'autre, butinant tout le suc de la vie, rien à craindre ! le loup gris n'a qu'à bien se tenir ! Mais parfois les valses changent de tempo, et les danseuses, bien malgré elles, de partenaires,..

La musique devient alors un pas de deux avec la mort et l'espoir s'envole, se fait la malle, au milieu des décors de papiers et des robes de princesses…

Vite, vite, si vous aimez la poésie, et surtout le théâtre , si vous adorez découvrir un ton, un pays, un esprit à nul autre pareil, partez à la chasse au papillon, comme dans la chanson de Brassens , et revenez-en le coeur tout bouleversé, tout chaviré de bonheur et de chagrin !

En refermant le livre, je me suis demandé, aussi, si chaque vrai théâtre n'avait pas son papillon..

Gérard Philippe ou Jean Vilar pour l'ancien TNP.

Et, plus près de nous, ne voyons- nous pas battre encore les grandes ailes vibrantes de Peter Brook ou celles si colorées d'Ariane Mnouchkine, ces vieux papillons toujours vivaces, toujours volants ?

Mais jusques à quand ?

Et que deviendront, après eux, les Bouffes du Nord ? le théâtre du Soleil ?


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Ce roman est né d'une enquête sur la création du théâtre estonien au début du siècle dernier.
Kivirähk trouva dans son étude une source d'inspiration pour son premier roman.

Et quelle inspiration ! je retrouve dans ce texte ce qui m'avait plu dans ses deux autres romans publiés en français : "L'homme qui savait la langue des serpents" et "Les groseilles de novembre" (mon préféré).

Légèreté, prose vivante et joyeuse, petites touches de magie ou de fantastique, tout ceci est présent dans ce premier roman où l'auteur évoque la carrière théâtrale d'un ouvrier serrurier, ses rencontres, ses espoirs.

Tout n'est certes pas gai dans ce roman, mais les desseins du chagrin et la mort sont déjoués par la plume alerte de l'auteur.

Court livre, mais condensé de talent !

Merci à Babelio et au Tripode pour l'envoi de ce livre.
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Une ode à l’amitié et à la liberté, un hymne à la création, à l’art et à la culture qui nous déli­vrent du temps et du réel : Le Papillon est un livre rare, il nous rappelle que le temps est d’autant plus précieux que nous sommes provisoires, qu’il est impératif de s’éveiller à la vie et de « séduire le soleil ».

Je peux être discret et maladroit lorsqu’il s’agit de parler de livres dont la lecture m’a saisi. Comme s’ils prenaient corps avec moi, ils maintiennent vive ma sensibilité, et mon rapport à eux devient presque sacré. J’ai relu Le Papillon d’Andrus Kivirähk. Cela faisait longtemps qu’un texte ne s’était pas emparé, immédiatement, de ma chair. Je ne m’attendais pas à une envolée lyrique, ce n’est pas le style de l’auteur. Lire Le Papillon, c’est avant tout fermer les yeux sur soi-même et écouter, humblement, l’histoire d’un homme qui s’est toujours défendu, avec pudeur, contre ce que la vie a de mortifère et de vulgaire.

Tant de personnes ont lu, ont aimé et ont écrit sur le chef-d’œuvre de l’auteur, L’homme qui savait la langue des serpents. Après Les Groseilles de novembre, les éditions du Tripode et la traduction de Jean-Pascal Ollivry nous permettent de découvrir le premier roman de l’écrivain estonien le plus populaire du XXe siècle. Le Papillon a été publié en 1999, Kivirähk n’avait pas encore trente ans.

Avec Ali Zamir (Anguille sous roche, Le Tripode, 2016), la parole était portée par Anguille, une jeune fille qui, se noyant en voulant rejoindre Mayotte depuis l’île d’Anjouan, sent le besoin de témoigner et de se rappeler sa vie, son émancipation. L’auteur a eu recours à un procédé implacable : une sorte de plan-séquence rétrospectif, marqué dans le texte par une ponctuation et un rythme qui produisent l’expérience même de l’étouffement.

Avec Andrus Kivirähk, le narrateur est déjà mort, lui a tout son temps pour choisir la manière de raconter son histoire. Le vieillard défunt s’appelle August Michelson, il est là pour nous raconter la naissance et la vie d’un théâtre, l’Estonia, et de sa troupe tout au long de la première moitié du XXe siècle alors que la Modernité, thème important chez Kivirähk, s’impose.

Ce qui est profondément touchant dans ce récit, c’est ce mélange d’amour, de merveilleux, de batifolage et de nostalgie. C’est sa douceur, sa sincérité et sa spiritualité. Je sais que c’est un texte important pour moi car sa lecture a convoqué de nombreuses images et des références qui me sont chères. J’ai revu tout à la fois la scène finale de The House du cinéaste lituanien Sharunas Bartas, le ton de Romain Gary, la vie de Tonio Kröger et de Niels Lyne, la baleine de Krasznahorkai et, par là même, la scène d’ouverture des Harmonies Werckmeister de Béla Tarr. Le Papillon, c’est un premier roman d’une richesse aussi nette que sa modestie. S’il impressionne le lecteur français qui a, ou non, commencé par ses deux grandes œuvres, c’est que son premier roman ne peut être que du Kivirähk et préfigure l’œuvre en cours d’un écrivain majeur.

De la demi-douzaine de comédiens et comé­diennes de la troupe, nous ne savons rien, sinon leur prénom, leur chagrin, leur joie, leur espoir. Ils avancent avec leur fragilité, leur sensibilité, leur sagesse, ils débordent d’obstination et d’amour. Ils surpassent les épreuves. On est frappé par la douceur de leur folie. Cette troupe est l’enfant d’une génération marquée par une sensiblerie sans limites, vivant avec autant d’indépendance que d’opiniâtreté. Ils sont ar­tistes, comédiens, danseurs, leur attitude passe pour révolutionnaire car ils ne se dotent d’aucun titre, ils ne se disent pas « professionnels ». Ils ont le goût des choses inutiles et des actions gratuites. Le théâtre et la satire leur donnent la force de vivre. Indifférents vis-à-vis de leur propre destin, la troupe est une « gaieté fié­vreuse ». Dignes, ils ne prétendent pas avoir l’étoffe des héros mais voilà : « le théâtre devait continuer, les représentations devaient avoir lieu – voilà ce qui était clair, et s’il fallait pousser notre dernier soupir dans l’accomplissement de cette tâche (…) qu’il en soit ainsi. »

Qu’importe les conditions matérielles ! C’est d’autant plus fort pour la troupe de l’Estonia de jouer avec un décor chaotique, obscur et froid, où les chandelles tenues à la main prennent le rôle de l’éclat de soleil. Qu’importe la Première guerre mondiale ! qu’importe la taille de la flamme ! les feux de la rampe doivent briller. Il s’agit de réchauffer les cœurs et maintenir vi­vants ceux qui sont encore debout, ceux qui n’ont pas vu leur abdomen déchiré par une baïonnette. Le théâtre devient un hôpital pen­dant la Grande guerre, comme si la culture, l’art, la création sont un lieu fait pour les infirmes, in­firmes de la vie qui se débattent avec la mort. La troupe prendra le chemin de la campagne, insou­ciante, hommes et femmes s’accommodant d’une même intimité que l’on ne nous dévoile pas, passant dans les villages et provoquant à la fois de l’admiration et une inquiétude, tels des « souverains antiques » ou des saltimbanques venus de la ville. Ils apportent l’extraordinaire et l’indicible. Ils repartent, laissant aux villageois un quotidien amer. Le Papillon est également un bijou d’humour (très touchant, lisez le passage des auditions !) et un recueil de farces. Il s’agit de rire, de soi et de nos conditions, s’offrir à la légè­reté pour ne pas tomber dans les tourments du siècle.

Poésie de l’insaisissable, l’auteur joue avec nous, il ne nous dicte rien mais nous propose de jouer. Au fil de l’histoire, on monte sur les planches, on quitte notre rôle de lecteur-spectateur. En jouant avec la vérité et le mensonge, l’irréel et l’allégorie, il ques­tionne nos rapports au merveilleux. C’est un auteur qui ne se suffit pas de la vérité, il voit plus loin, au-delà de ce qu’elle a de banal et de rarement joli, pour lui elle est trop encombrante.

Entre le merveilleux et l’allégorie, deux forces antagonistes s’opposent. Cette tension est incar­née par Erika, la femme du narrateur, le « Papillon » de l’Estonia, et le chien gris, figure allégorique, qui est le monstre du temps, de l’ignorance, du conformisme, de la résignation, de l’aliénation, du quotidien vulgaire et de l’oppression politique.

D’un côté, l’âme et le « talisman » de la troupe : « Erika s’envolait toujours plus loin, se posait sur une fleur, plongeait sur une autre, se laissait porter par le vent. Puis, brusquement, elle changea de direction ; un beau jour, je fus la fleur qu’elle choisit et sur laquelle elle se posa, après quoi elle referma ses ailes. »

De l’autre, la menace, la mort, qui s’expriment : « Vous menez plusieurs existences à la fois, alors que des vies, il y en a déjà beaucoup trop de par le monde et que toute mon énergie passe à les tailler, à les réduire, à les comprimer. » – Nous leur donnons de l’espoir, répondis-je. – C’est exactement pour ça que je vous hais ».

« Une illusion, de part en part, voilà ce qu’était cette vie que nous montrions sur scène : une illusion de toute beauté ! Si quelqu’un mourait, c’était élégamment, dans son lit, dispensant aux pleureurs rassemblés autour de lui quelques paroles édifiantes et pardonnant à ses ennemis le mal qu’ils lui avaient fait ; aucune bombe ne réduisait qui que ce soit en miettes, personne ne hurlait au fond d’une tranchée, en proie à une cruelle agonie. Il est facile de comprendre pourquoi le chien gris courait autour du bâtiment en glapissant férocement et pourquoi, lorsqu’il apercevait un comédien, ses poils se dressaient sur son échine. Derrière les murs de l’Estonia, on vivait une vie qui ne se pliait pas à ses lois ; c’était une tour d’ivoire, pour l’escalade de laquelle ses griffes s’avéraient trop émoussées. C’était une cita­delle. »

« C’était une citadelle » :le ton change, la ré­flexion s’ouvre. La réalité sociale et politique s’immisce violemment dans la dernière partie du roman. La question qui passe au premier plan est : l’art est-il soluble dans la révolution ? La culture doit-elle être au service du pouvoir ? Le vernis de naïveté avec lequel nous menions notre lecture se renverse.

Michelson se débarrasse de la trame narrative en éclatant le sens de la chronologie. Nous appre­nons précipitamment que le fils de Michelson et d’Erika, Hans, est tué au cours de la Deuxième guerre mondiale. Le narrateur meurt à petit feu, ne demeurant « qu’un portemanteau auquel on suspendait de temps à autre des habits préten­tieux et qui prononçait sur scène les mots mis par l’auteur dans la bouche d’un duc ou d’un baron, car il n’avait plus de mots à lui, il n’avait plus rien à dire depuis qu’on lui avait enlevé, pour toujours, la possibilité de dire « mon fils ». » Nous apprenons qu’Erika a déjà péri, victime du chien gris en 1918. Au milieu des bombarde­ments, l’Estonia s’effondre en 1944 dans un incendie. Quant à Michelson, il s’est éteint en 1951.

Au cœur de son introspection, de ses doutes, il y a 1917, la révolution russe, la courte guerre d’indépendance que l’Estonie obtient en 1920 (du moins, jusqu’au pacte germano-soviétique). Le narrateur défunt se livre, dans les dernières pages du livre, à une remise en question de l’expérience vécue de l’Estonia. Après avoir sublimé le rêve et l’imagination comme un moyen de s’affranchir d’un monde banal et inexpressif, il doute. Certes, ils étaient « la seule tache de couleur, le seul papillon au milieu de la rumeur monotone de la ville, le grelot frivole qui réveillait l’âme humaine en danger de se figer dans le morne quotidien ». Toutefois, hors les murs du théâtre, il y la révolution, le réveil d’un peuple, l’excitation et la nouveauté révolution­naires. Michelson a la sensation que la troupe a pu finalement passer à côté de la possibilité de l’engagement. N’étaient-ce pas eux, en fin de compte, les endormis, les rêveurs et les danseurs dans « une tour d’ivoire » ? Ce n’est qu’à ce mo­ment précis que des signes de fracture appa­raissent, alors que tout le roman évacue la psy­chologie des personnages. Aussi apprenons-nous qu’un comédien souhaite devenir terroriste, aux dépens de la puissance russe. Derrière cela, se retranche le désir, forcément nihiliste, de mener une vie spectaculaire.

Un épisode marque particulièrement le récit. En 1917, les marins interviennent les armes à la main dans le théâtre. Menaçants, ils visent le public et veulent réquisitionner le lieu. Ils finis­sent par placer une mitrailleuse devant le théâtre et dévalisent sa garde-robe le temps de s’en re­mettre à l’homme fort de Tallinn, Viktor Kingissepp. Ce dernier confirme l’usage exclusif du bâtiment aux comédiens, en justifiant son choix par une parenté spirituelle qu’il partage avec eux. Andrus Kivirähk, dans un dialogue monumental, expose la liaison dangereuse entre l’art et le pouvoir. Kingissepp se justifie de lutter, lui aussi, contre la réalité. Or, si les comédiens le font dans un espace clos, l’espace d’un temps limité, lui veut « tout refaire, changer les décors et redistribuer les rôles », sauf que son théâtre serait total, où l’on meurt « de la vraie mort et l’on pleure de vraies larmes », le sien n’est pas « une attraction de fête foraine ».

Enfin, cette mise en garde contre la tyrannie des pouvoirs est, comme le dit justement l’éditeur, d’une inquiétante actualité à l’heure où la Russie réaffirme ses ambitions géopolitiques dans les pays Baltes, et plus largement dans le monde.
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« C'est l'effet papillon,
petite cause, grande conséquence,
pourtant jolie comme expression,
petite chose, dégât immense.
Le papillon s'envole,
le papillon s'envole,
Tout bat de l'aile ! »

Ce refrain de Bénabar s'incruste dans ma tête. le papillon a produit son effet, malgré sa courte vie. Deux ou trois jours dans la nature, autant pour déguster cette lecture. Son existence est éphémère, son passage a laissé un « effet mer »veilleux.
Premier roman de l'écrivain estonien Andrus Kivirähk, ce petit livre est d'une fraîcheur printanière. Aux confins de l'histoire et de l'imaginaire, il nous raconte que la vie est trop brève pour ne pas profiter de tous les instants.
Désirant au départ relater le théâtre de son pays, l'auteur s'est laissé emporter par son imagination. Il en ressort un texte qui mélange le destin de ce pays balte et celui d'une troupe de comédiens.
Situé entre les deux guerres mondiales, à une période où l'Estonie a pu s'affranchir du joug des oppresseurs, ce conte allégorique nous entraîne dans un monde bouleversé à la recherche de la liberté.
Hors du temps et du réel, il bouscule les codes établis en mélangeant les époques, en introduisant des éléments féeriques et merveilleux.
Opposition entre réel et imaginaire, entre vérité et mensonge, c'est une pièce de théâtre qui n'a pas lieu que sur la scène. Kivirähk nous emporte avec lui dans son délire imaginatif, avec des personnages réels ou fictifs qui expriment toute la problématique du thème récurrent, la dualité entre la vie et la mort.

C'est pourquoi le papillon symbolise à merveille ce bref passage dans le monde des vivants, d'un vol alerte et aérien, qui lui permet de butiner tous les menus plaisirs de sa vie.
L'auteur en profite pour sortir du cocon protecteur de l'évidence, transformer la réalité et déformer la vérité. Il se sert pour cela de l'étape fabuleuse et magique de la vie de l'insecte, la métamorphose.
« Mets ta mort fausse ! » semble-t-il déclarer en incorporant le rêve, la fantaisie et la résistance dans ce monde brutal et cruel.
Que la vie prenne le pas sur la mort, quelles qu'en soient les formes exprimées et les conséquences pour l'histoire. Désordre du temps, magie du mensonge, le merveilleux ensorcelle la réalité, à tel point que l'écrivain souligne à plusieurs moments le pouvoir de l'invraisemblance :

« Oui, en vérité, j'aimais mentir, et si vous voulez le savoir, je vous ai déjà raconté pas mal de salades depuis le début de cette histoire.
Alors tâchez d'être un peu plus attentifs, si vous ne voulez pas vous rendre ridicules. Ne croyez pas tout ce que je vous raconte ! Ou au contraire, croyez-y ! Quelle différence y a-t-il, au fond, entre la vérité et le mensonge ? Pas la moindre, et qui pourrait mieux le savoir que moi, un comédien ! »

Une liberté de ton, savoureuse et poétique, originale et impertinente, qui nous entraîne jusqu'au bout de l'arnaque, les démons de Kivirähk !

C'est August qui raconte l'histoire, clown blanc de ce cirque étourdissant, ouvrier devenu comédien par le hasard d'une rencontre.
Il y fait la connaissance d'Erika, qui ne se montre pas engluée par la marée noire, mais multicolore et enjouée comme le papillon qui virevolte de fleur en fleur.
Elle va transformer l'Estonia, l'autre papillon personnifié, le théâtre des événements, dont on voit l'édification pendant la guerre et ses destructions.
Encore une dualité évoquant la vie et la mort, la création et la représentation des comédiens dépasseront-elles la démolition de l'édifice ?

Erika, c'est la vie dans toute sa splendeur, les couleurs et la fragilité du papillon, opposées à la mort représentée par un chien gris, qui vient hanter le lieu magique de tous les possibles. La bête immonde, cocktail de vulgarité et de conformisme, parviendra-t-elle à annihiler le pouvoir de la création ?
Le beau et le laid, le bien et le mal, la vérité et le mensonge, anticipation prémonitoire à l'heure des fake news et de l'IA ? Où est le réel ? A-t-il encore un sens ?
L'écriture est riche et lumineuse, avec des phrases longues et alambiquées comme on les écrivait à l'époque de l'histoire, ce début du vingtième siècle créatif et tourmenté.

« Seul le papillon, qui voltige au-dessus des prairies estivales comme une fleur échappée de sa tige, ne vivant que pour la beauté, pouvait nous convenir - le papillon faible et fragile, à qui une blessure aux ailes coûte la vie et que le temps met à mort sans pitié, mais qui renaît chaque printemps sur les prés, car il a réussi, juste avant de disparaître, à déposer sa ponte, d'où naîtra une descendance si rigoureusement semblable à lui qu'on croirait presque que rien n'a changé ».

Erika, finalement mariée à August, donnera la vie avant de disparaître, comme le papillon, dont la brève incursion dans le monde des vivants ne sert qu'à la reproduction, si court moment qu'il est agrémenté de toutes les parures de la beauté et de la séduction.
La mort l'a emportée, la chrysalide s'est désagrégée, comme une crise à l'IDE dans le domaine de la santé. L'infirmière n'a pu prolonger la vie, le papillon s'envole, tout bat de l'aile.
Cette lecture m'a suscité de l'hypertension, vertige et envoûtement, j'ai des papillons dans les yeux.

Laissons le mot de la fin à Lamartine qui a su synthétiser cette cruelle destinée :

« Voilà du papillon le destin enchanté !
Il ressemble au désir qui jamais ne se pose,
Et sans se satisfaire, effleurant toute chose,
Retourne enfin au ciel chercher la volupté ! »
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critiques presse (1)
Elbakin.net
13 avril 2021
Sans être le coup de cœur que représentent les écrits suivants de l’auteur, ce Papillon annonce tout le potentiel qui allait s’exprimer par la suite.
Lire la critique sur le site : Elbakin.net
Citations et extraits (39) Voir plus Ajouter une citation
"S'il n'y avait que cela......Vous trompez le monde! Les gens viennent vous regarder et ils découvrent que le monde n'est pas du tout comme ils l'avaient imaginé jusqu'alors, que l'amour peut-être plus fort que la mort -ridicule! -, que les méchants sont toujours punis, et je ne sais quoi d'autre ! De quel droit vos payez-vous ainsi la tête de ces malheureux? Ils ont leur vie toute tracée, ils naissent, travaillent, font des enfants, meurent, sans autre issue à espérer, pas comme Othello, ce type qui n'existe même pas, et qui se fiche un coup de poignard soir après soir, comme si mourir était aussi banal que boire une tasse de café et pouvait se répéter à loisir, pour peu que l'envie vous en prenne. Eux, votre public, ils ne peuvent pas se permettre une chose pareille. Ils perdent à tous les coups.....ils n'ont aucune chance.Pouquoi les tromper ainsi?
-Nous leur donnons de l'espoir , répondis-je." p.129
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"Je l'ai haïe, comme je vous hais tous, déclara-t-il, mais elle tout particulièrement. Un papillon! Et puis quoi, encore? Sans elle, je n'aurais pas mis longtemps à défoncer ces murs de pierre, comme une vulgaire boîte vide, mais avec son arrivée le théâtre s'est mis à vivre; le papillon a été l'âme de cette maison, son cœur, qui battait derrière les murs de pierre et faisait respirer les briques. Les autres, aussi forts qu'ils aient pu être au commencement, n'en auraient pas été capables, il leur fallait trouver une âme ici même, ils ne pouvaient pas l'apporter avec eux. Vous avez eu une veine insensée. Et maintenant, plus de papillon, et avec ceux qui restent cela va être facile, ils sont vides, comme des puits qui se seraient coupés de la source qui les alimentait et ne la retrouveraient plus quand ils en ont besoin. Ils sont sans force, ils ont fait leur temps, et personne de neuf ne viendra prendre la relève, car le monde travaille pour moi, occupé qu'il est à faire la guerre, à renverser les gouvernements et à faire couler le sang à pleins tonneaux, au lieu de penser au théâtre et à la satire."
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Tandis que sur les champs de bataille, les soldats tombaient, déchiquetés par les bombes, chez nous Arbénine empoisonnait Nina avec une créme glacée, et le public voyait que la mort peut aussi être belle. Et quand à la fin du spectacle, Nina venait saluer devant le rideau, il comprenait qu'elle n'est pas définitive-qu'elle peut être aussi un simple jeu. p. 75
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Oui, en vérité, j'aimais mentir, et si vous voulez le savoir, je vous ai déjà raconté pas mal de salades depuis le début de cette histoire... Alors tâchez d'être un peu plus attentifs, si vous ne voulez pas vous rendre ridicules. Ne croyez pas tout ce que je vous racontes ! Ou au contraire, croyez-y ! Quelle différence y a-t-il, au fond, entre la vérité et le mensonge ? Pas la moindre - et qui pourrait mieux le savoir que moi, un comédien !
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Moi, je me bornais à agiter les bras, impuissant, dans l'espoir de l'attraper, cela faisait maintenant des années que je les agitais ainsi, mais Erika s'envolait toujours plus loin, se posait sur une fleur, plongeait sur une autre, se laissait porter par le vent. Puis, brusquement, elle changea de direction; un beau jour, je fus la fleur qu'elle choisit et sur laquelle elle se posa, après quoi elle referma ses ailes.
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Vidéo de Andrus Kivirähk
Extrait de "L'homme qui savait la langue des serpents" d'Andrus Kivirähk lu par Emmanuel Dekoninck. Editions Audiolib. Parution le 3 juillet 2019.
Pour en savoir plus : https://www.audiolib.fr/livre-audio/lhomme-qui-savait-la-langue-des-serpents-9782367629377
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