« C'est l'effet papillon,
petite cause, grande conséquence,
pourtant jolie comme expression,
petite chose, dégât immense.
Le papillon s'envole,
le papillon s'envole,
Tout bat de l'aile ! »
Ce refrain de Bénabar s'incruste dans ma tête.
le papillon a produit son effet, malgré sa courte vie. Deux ou trois jours dans la nature, autant pour déguster cette lecture. Son existence est éphémère, son passage a laissé un « effet mer »veilleux.
Premier roman de l'écrivain estonien
Andrus Kivirähk, ce petit livre est d'une fraîcheur printanière. Aux confins de l'histoire et de l'imaginaire, il nous raconte que la vie est trop brève pour ne pas profiter de tous les instants.
Désirant au départ relater le théâtre de son pays, l'auteur s'est laissé emporter par son imagination. Il en ressort un texte qui mélange le destin de ce pays balte et celui d'une troupe de comédiens.
Situé entre les deux guerres mondiales, à une période où l'Estonie a pu s'affranchir du joug des oppresseurs, ce conte allégorique nous entraîne dans un monde bouleversé à la recherche de la liberté.
Hors du temps et du réel, il bouscule les codes établis en mélangeant les époques, en introduisant des éléments féeriques et merveilleux.
Opposition entre réel et imaginaire, entre vérité et mensonge, c'est une pièce de théâtre qui n'a pas lieu que sur la scène. Kivirähk nous emporte avec lui dans son délire imaginatif, avec des personnages réels ou fictifs qui expriment toute la problématique du thème récurrent, la dualité entre la vie et la mort.
C'est pourquoi
le papillon symbolise à merveille ce bref passage dans le monde des vivants, d'un vol alerte et aérien, qui lui permet de butiner tous les menus plaisirs de sa vie.
L'auteur en profite pour sortir du cocon protecteur de l'évidence, transformer la réalité et déformer la vérité. Il se sert pour cela de l'étape fabuleuse et magique de la vie de l'insecte, la métamorphose.
« Mets ta mort fausse ! » semble-t-il déclarer en incorporant le rêve, la fantaisie et la résistance dans ce monde brutal et cruel.
Que la vie prenne le pas sur la mort, quelles qu'en soient les formes exprimées et les conséquences pour l'histoire. Désordre du temps, magie du mensonge, le merveilleux ensorcelle la réalité, à tel point que l'écrivain souligne à plusieurs moments le pouvoir de l'invraisemblance :
« Oui, en vérité, j'aimais mentir, et si vous voulez le savoir, je vous ai déjà raconté pas mal de salades depuis le début de cette histoire.
Alors tâchez d'être un peu plus attentifs, si vous ne voulez pas vous rendre ridicules. Ne croyez pas tout ce que je vous raconte ! Ou au contraire, croyez-y ! Quelle différence y a-t-il, au fond, entre la vérité et le mensonge ? Pas la moindre, et qui pourrait mieux le savoir que moi, un comédien ! »
Une liberté de ton, savoureuse et poétique, originale et impertinente, qui nous entraîne jusqu'au bout de l'arnaque, les démons de Kivirähk !
C'est August qui raconte l'histoire, clown blanc de ce cirque étourdissant, ouvrier devenu comédien par le hasard d'une rencontre.
Il y fait la connaissance d'Erika, qui ne se montre pas engluée par la marée noire, mais multicolore et enjouée comme
le papillon qui virevolte de fleur en fleur.
Elle va transformer l'Estonia, l'autre papillon personnifié, le théâtre des événements, dont on voit l'édification pendant la guerre et ses destructions.
Encore une dualité évoquant la vie et la mort, la création et la représentation des comédiens dépasseront-elles la démolition de l'édifice ?
Erika, c'est la vie dans toute sa splendeur, les couleurs et la fragilité du papillon, opposées à la mort représentée par un chien gris, qui vient hanter le lieu magique de tous les possibles. La bête immonde, cocktail de vulgarité et de conformisme, parviendra-t-elle à annihiler le pouvoir de la création ?
Le beau et le laid, le bien et le mal, la vérité et le mensonge, anticipation prémonitoire à l'heure des fake news et de l'IA ? Où est le réel ? A-t-il encore un sens ?
L'écriture est riche et lumineuse, avec des phrases longues et alambiquées comme on les écrivait à l'époque de l'histoire, ce début du vingtième siècle créatif et tourmenté.
« Seul
le papillon, qui voltige au-dessus des prairies estivales comme une fleur échappée de sa tige, ne vivant que pour la beauté, pouvait nous convenir -
le papillon faible et fragile, à qui une blessure aux ailes coûte la vie et que le temps met à mort sans pitié, mais qui renaît chaque printemps sur les prés, car il a réussi, juste avant de disparaître, à déposer sa ponte, d'où naîtra une descendance si rigoureusement semblable à lui qu'on croirait presque que rien n'a changé ».
Erika, finalement mariée à August, donnera la vie avant de disparaître, comme
le papillon, dont la brève incursion dans le monde des vivants ne sert qu'à la reproduction, si court moment qu'il est agrémenté de toutes les parures de la beauté et de la séduction.
La mort l'a emportée, la chrysalide s'est désagrégée, comme une crise à l'IDE dans le domaine de la santé. L'infirmière n'a pu prolonger la vie,
le papillon s'envole, tout bat de l'aile.
Cette lecture m'a suscité de l'hypertension, vertige et envoûtement, j'ai des papillons dans les yeux.
Laissons le mot de la fin à Lamartine qui a su synthétiser cette cruelle destinée :
« Voilà du papillon le destin enchanté !
Il ressemble au désir qui jamais ne se pose,
Et sans se satisfaire, effleurant toute chose,
Retourne enfin au ciel chercher la volupté ! »