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EAN : 9782070297795
321 pages
Gallimard (21/03/1978)
4.45/5   286 notes
Résumé :
Quand l'homme en est réduit à l'extrême dénuement du besoin, quand il devient "celui qui mange les épluchures", l'on s'aperçoit qu'il est réduit à lui-même, et l'homme se découvre comme celui qui n'a besoin de rien d'autre que le besoin pour, niant ce qui le nie, maintenir le rapport humain dans sa primauté. Il faut ajouter que le besoin alors change, qu'il se radicalise au sens propre, qu'il n'est plus qu'un besoin aride, sans jouissance, sans contenu, qu'il est ra... >Voir plus
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Quand, il y a dix ans, L'espèce humaine a paru , nous ne savions pas qu'il serait l'un des livres importants do l'après-guerre. Sur les camps de concentration, les témoignages qui se succédaient décrivaient la même monotone horreur, et nous laissaient hébétés d'indignation. le pourquoi et le comment de l'institution nous échappaient, jusqu'à ce que David Roussel proposât une explication sociologique dont les conséquences furent curieuses : en intégrant le phénomène « concentrationnaire » dans une histoire, une société, une politique, en rendant en somme l'horreur « compréhensible », elle nous détachait, à notre grand soulagement, de cette horreur, tandis qu'elle frappait de caducité tous les témoignages à venir qui ne se voudraient que témoignages, ils ne nous apparaîtraient plus que comme des variations individuelles sur le même insupportable thème.

Dix ans après

L'ouvrage de Robert Antelme n'était, en apparence, qu'un de ces témoignages de plus et qui n'avait pas le mérite de révéler des faits ignorés. Après la fresque à la Brueghel de David Rousset, nous étions modestement conviés à écouter la simple histoire d'un déporté (« je rapporte ici ce que j'ai vécu ») qui s'excusait à l'avance de ne pouvoir renchérir dans la peinture d'un certain pittoresque. Gandersheim était un petit camp : 500 prisonniers : « l'horreur n'y est pas gigantesque. Il n'y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire... » L'auteur ne proposait pas non plus d'explication nouvelle : implicitement, il se ralliait à l'analyse de Rousset. Il accumulait en somme contre lui les raisons que nous pouvions avoir à l'époque de ne pas trop prendre garde à ce qu'il avait à dire. D'où vient que dix ans après, dans une forme à peine retouchée et avec sa préface de 1947, L'espèce humaine s'impose comme un grand livre sur les camps, comme un grand livre, tout court ?

D'abord il bénéficie du recul apporté par les années. A propos des camps, nous ne sommes plus, hélas ! dans la stupeur. L'expérience, même pour ceux qui ne l'ont pas vécue, est devenue notre expérience, individuelle et collective, l'expérience d'une société tout entière. Elle fait partie d'une Histoire qui continue, comme l'institution elle-même continue de vivre, d'une vie torpide, dans les entrailles de nos sociétés, et se profile à l'horizon des possibles au même titre que la bombe atomique, la prochaine guerre ou la destruction en masse du genre humain. Elle est l'une des catégories admises de l'horrible. Elle nous colle à l'âme et à la peau. Elle est venue s'ajouter à toutes nos maladies chroniques. En 1917, ou pouvait croire qu'Antelme nous parlait du passé, d'un certain passé historicisé et, par là, inoffensif. En 1957 nous savons que nos vies peuvent relever un jour ou l'autre des traits permanents de sa peinture.

Et ce qui nous importe aujourd'hui, ce n'est plus l'explication sociologique du phénomène, nous l'avons comprise une fois pour toutes ; ce ne sont même pas les aspects divers que revêt ce phénomène selon les sociétés étudiées : fascisme, stalinisme, démocratie colonialiste ; c'est le phénomène lui-même, débarrassé de ses appendices historiques et sociologiques, extrait des catégories où on l'a rangé afin de le rendre explicable, réduit, puisqu'il s'agit d'une entreprise humaine, aux hommes qui la font marcher, et à ceux qu'elle broie, en sachant qu'aucun de ces hommes, bourreau ou victime, ne nous est fondamentalement étranger, et qu'avec lui nous pourrions au besoin nous identifier. C'est à ce niveau, auquel la littérature seule peut atteindre, et qui ne saurait être celui de la simple description que git l'explication fondamentale. Tout le reste, qui peut être infiniment intéressant, nous en distrait et se borne à nous occuper l'esprit, à reculer le moment de la mise en question.

L'horreur transformée en conscience

C'est alors qu'éclatent les mérites d'Antelme. Il ne raconte pas des soutenir ; il ne se livre pas à une reconstitution historique, et il ne se borne pas non plus à décrire ce qu'il a sous les yeux, comme Fabrice à Waterloo. Ce qu'il montre c'est le déporté Robert Antelme soumis à la faim, au froid, aux coups, à l'épuisement moral et physique, objet pitoyable dont la course est commandée par des volontés étrangères, des événements qui échappent à sa portée, des rencontres fortuites de circonstances (on sait que la vie et la mort tiennent à ce fortuit), tandis qu'un second personnage, qui ressemble au premier comme un frère, figure le sujet qui réfléchit l'événement et la vit en conscience. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un dédoublement, mais plutôt d'une dialectique, d'un « distancement » au sens où l'entendait Brecht. Nous nous trouvons transportés par suite bien au-delà d'une description ou d'un récit qui, si horribles qu'ils soient, ne nous toucheraient que par ricochet. Ce qui nous tire des larmes d'apitoiement ou d'admiration c'est l'horreur vécue on tant qu'horreur et transformée sur-le-champ en expérience, en faits de conscience. Notre conscience s'identifie à celle qui nous est montrée, et il se pourrait, à la fin du compte, que ce soit sur nous-même que nous nous apitoyions.

Par cette démarche, qui découvre le secret essentiel de la littérature, Robert Antelme satisfait en outre son propos, qui est de révéler la nature du phénomène concentrationnaire. de celui-ci, encore une fois, on a donné maintes explications : sociologique, économique, politique, voire religieuse, aux dépens d'une évidence précisément tue parce qu'elle crève les yeux. Entreprise d'extermination physique, d'exploitation de l'animal humain considéré comme un certain cubage de chair, d'or, de cheveux, de dents aurifiées, société totalitaire férocement hiérarchisée avec, en haut, un pouvoir absolu, en bas une obéissance fondée sur la terreur et l'abjection, et à tous les degrés intermédiaires, un mélange de corruption et de lâcheté, lieu de souffrance, et d'agonie où, pour les chrétiens, se renouvelait la passion du Christ et sa rédemption, le camp était tout cela sans doute et bien davantage : le lieu où l'humanité était conviée à se contester elle-même et en tant que telle sous ses aspects fondamentaux d'espèce biologique et de produit historique.

Contester l'homme dans son humanité

Le SS partage avec le déporté l'appartenance à une espèce et à une histoire communes, c'est là que pour lui réside le scandale. Non, semble-t-il, parce qu'il se considère comme un échantillon supérieur d'humanité ou comme le produit le plus récent de l'histoire, mais parce qu'il entend nier toute dépendance à l'égard de l'espèce et de l'histoire. Sa fureur n'est pas uniquement nihiliste. Par l'eugénisme, la stérilisation, le génocide, le racisme biologique il entend se substituer à la nature, comme par l'établissement d'un Reich millénaire il nourrit la folle conviction d'arrêter l'histoire. A cette double revendication il faut des preuves concrètes, matérielles. Ce n'est pas l'extermination physique de ses ennemis (bien qu'il y recoure à l'occasion) qui peut lui fournir ces preuves, mais le consentement donné par eux et à tous les instants que l'humanité et l'histoire sont des billevesées. « Alle Scheisse » (vous êtes tous de la merde) n'est que la constatation par le SS que, grâce à lui, les hommes des camps ont régressé au stade animal d'une recherche unique et forcenée de la satisfaction des besoins élémentaires, tandis que la société concentrationnaire, fondée sur la terreur et la corruption, annihile d'un seul coup toutes les superstructures (morale, droit, justice) lentement édifiées au cours des siècles. le SS forge même un nouveau type d'homme, mi-SS, mi-déporté : le kapo, détenu par nature et fonctionnant en SS.

Apparemment, le SS a gagné sur les deux tableaux ; en fait, il a perdu toute sa mise. Ce qu'il ne pouvait pas prévoir, pas plus qu'aucun des déportés, et qui constitue pour Robert Antelme une révélation durement acquise, c'est que « la mise en question de la qualité d'homme provoque une revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce humaine ». Ni métaphysique, ni morale, cette revendication possède les caractères de simplicité et d'urgence d'un absolu : survivre, c'est-à-dire continuer de vivre dans son corps, mais surtout dans sa conscience en restant solidaire de l'humanité et de l'histoire.

Survivre, c'est vaincre

L'ouvrage d'Antelme est le récit au jour le jour, dans la soumission à l'abjection et sous la menace perpétuelle de la mort (qui constitue souvent la fuite désirée, l'issue reposante ( ??? situation insupportable), de cet ??? surhumain pour préserver, face au SS qui la nie, cette permanence de l'homme. le mot héroïsme est faible pour caractériser cette attitude, de même que sont sans objet, pour rendre compte de la vie quotidienne des camps, les références aux vieux couples maître-esclave ou bourreau-victime. Il s'en faudrait de presque rien pour que ces squelettes traqués, renversés par un souffle d'air, passent le seuil de la mutation biologique. En s'accrochant de toutes les pauvres forces qui leur restent à leur passé et à ce qui en demeure dans leur mémoire, aux raisons qui les ont fait tomber dans la trappe, aux sentiments élémentaires qu'a suscités en eux, comme une seconde nature, la vie en groupe des hommes civilisés, (solidarité, respect mutuel, amitié) et en maintenant en eux la conscience de leur état, ils frustrent le SS de sa victoire escomptée, bien plus : ils se prennent à le plaindre.

L'espoir

Ce livre admirable possède quelques autres vertus fort utiles à cultiver aujourd'hui, quand nous voyons faiblir ou même s'écrouler les résistances aux forces déchaînées qui ont mené en d'autres temps à l'institution des camps. Au sein de la totale impuissance, dans la dépossession du droit de vivre et de mourir, face à la négation rageuse de la qualité d'homme, nous savons désormais qu'il existe au-dedans de chacun de nous un noyau irréductible, affirmation ou refus essentiels, à partir duquel il est indéfiniment possible de bâtir un lendemain. Cultivons cet espoir. Resserrons-nous autour de lui. Grâce à Antelme et à ses camarades, nous avons l'assurance qu'il ne faillira pas.
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Chroniquer une telle oeuvre, quelle gageure...
Si j'ai osé mettre une note, c'est pour saluer l'écriture de ce texte. Écriture qu' Edgar Morin, ami de Robert Antelme, décrit bien mieux que je ne saurai le faire...
" L'Espèce humaine a un caractère unique, inouï. C'est un chef-d'oeuvre de littérature débarrassé de toute littérature, c'est un document où les mots disent toute la richesse de l'expérience vécue. C'est une oeuvre dont la pure simplicité procède du sentiment profond de la complexité humaine, car Antelme n'a jamais perdu la conscience que le bourreau qui veut retirer la qualité d'homme à sa victime est lui-même un être humain. C'est une oeuvre sans haine, d'infinie compassion comme seuls les ressentent les grands Russes."

Quant au fond, au sens de ces mots, aux images qu'ils donnent à voir, qu'en dire? Tout est dans le titre: l'Espèce humaine. Il me faut tenter une approche éthologique pour esquisser une résolution à l'énigme posée par Robert Antelme. Quelles spécificités derrière cette expression pour qualifier l'humanité ?

Le visage? La figure? Non. Là bas, les visages étaient gommés, poncés, détruits par la faim, les coups, la peur. Tous gris, crânes identiques et tondus, mêmes yeux caves et enfoncés jusqu'au ventre, le nez vainqueur d'une surface plate faite de peau et d'os.

Le rire? S'il survenait parfois, c'était au détriment de joues creuses, d'une mâchoire tombante, d'une langue épuisée de soif. Rire était un exploit, une pirouette, un artifice, un théâtre. Il ne nous dit rien de l'Homme.

Le libre arbitre? Même pas. La faim est plus forte que le choix de vivre ou de mourir, elle emporte dignité et philosophie dans des torrents de "chiasse" que les tripes expulsent .

La spiritualité ? Effacée, balayée par l'obstination à vivre qui obère l'idée même d'un paradis pour les croyants ou d'une quelconque transcendance pour les autres.

Ecrit en 1947, deux petites années après le retour de Buchenwald et de Dachau, ce livre est à la fois d'une beauté insoutenable et d'une lucidité démoniaque. Il dépucèle les plus naïfs, il balaie d'un revers de larmes les illusions d'une supériorité sur le Mal. Ce dernier est insondable, abyssal, indestructible. Mais ce texte prouve aussi que l'Homme dans son infinie petitesse, peut se relever et tenter de circonscrire ce lieu, ce temps où une partie de l'humanité a voulu en déchoir une autre. En ce sens, il nous raconte une victoire éclatante.
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Je commence à avoir lu pas mal de récits de retours de camps (en français). Mais celui-ci se classe un peu à part. Déjà, parce que Robert Antelme ne passe pas sa déportation dans un camp, mais dans un Kommando (groupe de travail) dépendant d'une usine (des déportés esclavagisés par l'industrie guerrière nazie). Ce Kommando vient de Buchenwald mais celui-ci, le lecteur ne saura rien (ou si peu). Et cela à son importance : ici, ce sont les détenus de droit commun qui dirigent et font régner la loi parmi les déportés et non pas les politiques (communistes, résistants, objecteurs d conscience) et cela change toute la dynamique. Pas ou peu de solidarité, d'entraide, pas de nouvelles de l'extérieur, de réseau qui évite le travail forcé... L'avilissement dans toute sa hideur. Et cet avilissement, Antelme le décrit très bien, notamment par les changements corporels ; je crois n'avoir jamais lu autant sur le corps des détenus et notamment sur leurs jambes ; sans miroir, les seuls descriptions de visages sont celles des autres. Il est bien conscient que le visage des autres, c'est aussi le sien...
Ce qui est remarquable aussi, c'est la distanciation qu'il est capable de faire si peu de temps après être rentré de déportation et s'être remis physiquement. Il a été capable d'analyser son vécu, le fonctionnement du camp et la psyché de ceux qui les gardaient, SS et Kapos.
Alors, oui ce n'était pas facile de rentrer dans l'écriture, plus que pour d'autres textes sur le même sujet. On sait que les événements racontés vont être répugnants, abjects et inimaginables pour nous, mais au-dela de cela, si l'on s'accroche, c'est presque une réflexion sur la place de chacun, sur les limites de la déshumanisation et de la place du vainqueur dans l'avilissement programmé : SS et déportés appartiennent tous les 2 à la même espèce humaine, où chacun est le reflet de l'autre. Les SS le nient, le déporté le leur jette à la figure...
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Parmi les quelques livres que j'ai pu lire sur ce sujet si sensible, L'Espèce Humaine a été pour moi le témoignage le plus fort.... Antelme réussi, à l'intérieur même du camp, à transfigurer l'horreur du réel. Sa lucidité l'amène à constater que le bourreau, le SS, est, tout comme le déporté, à l'intérieur des barbelés. Aussi, l'art, ici le théâtre, a la capacité de rendre plus fort, et d'affronter ce qui reste de la vie.... L'homme tient debout, dans la plus grande nudité et dans la plus grande douleur....telle est la force de ce témoignage monumental et époustouflant.... venant du communiste le grand Robert Antelme.
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Remarquable. Robert Antelme nous raconte son expérience des camps dans les moindres détails et dans l'ordre chronologique. Il n'omet rien de ce que ce qu'il a vécu et que sa mémoire a retenu (livre paru en 1947).

Jamais, il ne se met en avant. Ce parcours, c'est le sien et celui des «copains ». Ceux qui sont logés à la même enseigne sont des « copains ». Les autres sont les kapos, les chefs de block, le cuisto, le médecin… Ceux-là ont fait le choix de passer de l'autre côté.

Robert Antelme analyse, décortique, comprend la machine à broyer.
De toute la force de son intelligence, de toute la force de son désir de transmettre, il nous l'explique. C'est psychologiquement et humainement remarquable.

Il se trouvait dans un camp satellite de Buchenwald, travaillait dans une usine fabriquant des carlingues d'avions. Puis les alliés progressent, ils sont alors emmenés par les Allemands en déroute. Finalement emmenés à Dachau. Et enfin libérés par les Américains.

Une langue, un style magnifique, de la poésie souvent. Un témoignage inoubliable. Mais il faut être prêt à le lire.
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Citations et extraits (91) Voir plus Ajouter une citation
« Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui se bat que pour manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend ; mais celle-ci qui vit du moins selon la loi authentique — les bêtes ne peuvent pas devenir plus bêtes — apparaît aussi somptueuse que la nôtre « véritable » dont la loi peut être aussi de nous conduire ici. Mais il n’y a pas d’ambigüité, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. La distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle n’est pas historique. C’est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d’espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire n’est autre chose qu’un moment culminant de l’histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d’abord que l’on fait l’épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l’approche de nos limites : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause l’unité de cette espèce qu’ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême — où personne ne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître — de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet ancien « monde véritable » auquel nous rêvons. Tout se passe effectivement là-bas comme s’il y avait des espèces — ou plus exactement comme si l’appartenance à l’espèce n’était pas sûre, comme si l’on pouvait y entrer et en sortir, n’y être qu’à demi ou y parvenir pleinement, ou n’y jamais parvenir même au prix de générations —, la division en races ou en classes étant le canon de l’espèce et entretenant l’axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : « Ce ne sont pas des gens comme nous. »

Eh bien, ici, la bête est luxueuse, l’arbre est la divinité et nous ne pouvons devenir ni la bête ni l’arbre. Nous ne pouvons pas et les SS ne peuvent pas nous y faire aboutir. Et c’est au moment où le masque a emprunté la figure la plus hideuse, au moment où il va devenir notre figure, qu’il tombe. Et si nous pensons alors cette chose qui, d’ici, est certainement la chose la plus considérable que l’on puisse penser : « Les SS ne sont que des hommes comme nous » ; si, entre les SS et nous — c’est-à-dire dans le moment le plus fort de distance entre les êtres, dans le moment où la limite de l’asservissement des uns et la limite de la puissance des autres semblent devoir se figer dans un rapport surnaturel — nous ne pouvons apercevoir aucune différence substantielle en face de la nature et en face de la mort, nous sommes obligés de dire qu’il n’y a qu’une espèce humaine. Que tout ce qui masque cette unité dans le monde, tout ce qui place les êtres dans la situation d’exploités, d’asservis et impliquerait par là même, l’existence de variétés d’espèces, est faux et fou ; et que nous en tenons ici la preuve, et la plus irréfutable preuve, puisque la pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être autre qu’une de celles de l’homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose. »
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Page 111
Dans notre réduit, il y a avait du monde autour du petit poêle. Ceusx qui était arrivés les premiers s’étaient immédiatement installés sur les bancs. Chacun tenait son pain dans la main. Quelqu’un dit :
- Avec ça on n’est pas fauché. Un chouette de réveillon ! Ils regardaient le pain par intermittence et semblaient réfléchir. Tous les bancs étaient occupés, je n’ai pas pu m’asseoir. Je me suis collé juste derrière un banc, ma figure recevait en plein la chaleur du poêle. J’ai coupé ma tranche de pain, j’ai étalé un peu de viande hachée dessus, j’ai étendu le bras par-dessus l’épaule d’un copain qui s’est penché sans râler et j’ai posé la tranche sur le poêle. D’autres faisaient la même chose. Le poêle était très chaud. La graisse de la viande rouge a fondu assez vite, et la couche de viande rouge est devenue brune. Le poêle était couvert de tranches. Quelques types se bagarraient pour trouver une petite place pour la leur ; ils poussaient le pain d’un copain qui tolérait, mais lorsqu’ils poussaient un peu trop sa tranche, et la faisait déborder dans le vide, le copain râlait. Il se retournait, dévisageait les autres qui avaient l’air de s’excuser, mais qui maintenaient tout de même leur tranche en place. Celui qui râlait poussait alors la tranche d’un autre pour bien étaler la sienne sur le poêle, cet autre se mettait à râler aussi, le ton montait un peu.
- Tu nous emmerdes, fallait arriver avant. C’est toujours les mêmes qui roupillent et puis après ils veulent passer avant.
- - oh ça va. t’énerve pas, on ne va pas tout de même s’engueuler ce soir.
- - Je t’engueule pas, mais quand même il ne faut pas exagérer
Ca n’allait pas plus loin. Une odeur montait, de boulangerie, de viande grillée, de petit déjeuner de riches. Mais eux, là-bas, s’ils mangeaient du lard, du pain grillé, ne savaient pas comment cela s’était transformé, avait commencé à changer de couleur, à rôtir, et surtout à sentir, à lancer cette puissante odeur. Nous, nous avions touché le pain gris, nous avions coupé une tranche, nous avions nous-même posé la tranche sur le poêle, et maintenant nous regardions le pain se changer en gâteau. Rien ne nous échappait. La viande qui suintait, brillait et dégageait l’odeur terrible de chose à manger. Nous n’avions pas perdu le goût du pain, des pommes de terre qu’on mâche. Mais la chose à manger qui emplit à distance la gorge de son odeur, nous avions oublié ce que ce pouvait être.
J’ai retiré la tranche. Elle était brûlante, c’était une brioche. Plus q ‘un joyau, une chose vivante, une joie. Elle était légèrement gonflée, la graisse de la viande avait pénétré dans la mie, ça luisait. J’ai croqué la première bouchée ; en entrant dans le pain, les dents ont fait un bruit qui m’a rempli les oreilles. C’était une grotte de parfum, de jus, de nourriture. Tout était à manger. La langue, le palais étaient débordés. J’avais peur de perdre quelque chose. Je mâchais, j’en avais partout, sur les lèvres, sur la langue, entre les dents, l’intérieur de ma bouche était une caverne, la nourriture se promenait dedans. J’ai fini par avalé, cela s’est avalé. Quand je n’ai plus rien eu dans la bouche, le vide a été insupportable. Encore, encore, le mot a été fait par la langue et le palais ; encore une bouchée, encore une bouchée, il ne fallait pas que ça s’arrête, la machine à broyer, à sentir, à lécher était en marche. La bouche n’avait jamais éprouvé comme à ce moment -là qu’elle était une chose qui ne pouvait pas être comblé, que rien, ne pouvait lui servir une fois pour toutes, qu’il lui en faudrait toujours.
Chacun mangeait solennellement. Quelques-uns ne voulaient pas prendre de risques ; ils mangeaient le pain froid, tel qu’ils l’avaient reçu. Ils ne voulaient pas changer de monde, ils ne voulaient pas se tenter. Il ne fallait pas ici s’amuser à réveiller tant d’exigences, de goûts enterrés. Manger quelque chose de pareil, il ne pouvait rien y avoir de meilleur. était dangereux. Eux avaient l’air plus détachés ; ils ne coupaient pas leur pain précieusement par tranche, mais par morceaux, au hasard ; ils tenaient leur morceau dans la main comme ils l’auraient fait là-bas le coude appuyé sur le genou, graves, austères.
C’était les dernières bouchées. J’avais trouvé une place sur le banc. Il n’y avait plus qu’à se chauffer, la tête penchée an avant, les mains tendues vers le poêle.
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Belle histoire de surhomme, ensevelie sous les tonnes de cendres d'Auschwitz. On lui avait permis d'avoir une histoire. Il parlait d'amour, et on l'aimait. Les cheveux sur les pieds, le disciple qu'il aimait, la face essuyée...
On ne donne pas les morts à leur mère ici, on tue la mère avec, on mange leur pain, on arrache l'or de leur bouche pour manger plus de pain, on fait du savon avec leur corps. Ou bien on met leur peau sur les abats-jour des femelles SS. Pas de traces de clous sur les abats-jour, seulement des tatouages artistiques.
"Mon père, pourquoi m'avez vous..."
Hurlements des enfants que l'on étouffe. Silence des cendres épandues sur une plaine.
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C'est Vendredi saint.

Un homme avait accepté la torture et la mort. Un frère.
Il parlait d'amour, et on l'aimait. Les cheveux sur les pieds, les parfums, le disciple qu'il aimait, la face essuyée.......

On ne donne pas les morts à leur mère ici, on tue la mère avec, on mange leur pain, on arrache l'or de leur bouche pour manger plus de pain, on fait du savon avec leur corps.

Ou bien on met leur peau sur les abat-jour des femelles SS. Pas de traces de clous sur les abat-jour, seulement des tatouages artistiques.

" Mon père, pourquoi m'avez-vous..."

Hurlements des enfants que l'on étouffe. Silence des cendres épandues sur une plaine.
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Plus on est contesté en tant qu'homme par le SS, plus on a de chances d'être confirmé comme tel. Le véritable risque que l'on court, c'est celui de se mettre à haïr le copain d'envie, d'être trahi par la concupiscence, d'abandonner les autres. Personne ne peut s'en faire relever. Dans ces conditions, il y a des déchéances formelles qui n'entament aucune intégrité et il y aussi des faiblesses d'infiniment plus de portée. On peut se reconnaître à se revoir fouinant comme un chien dans les épluchures pourries. Le souvenir du moment où l'on n'a pas partagé avec un copain ce qui devait l'être, au contraire viendrait à faire douter même du premier acte. L'erreur de conscience n'est pas de "déchoir", mais de perdre de vue que la déchéance doit être de tous et pour tous.
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