Dans ma période de lecture approfondie de
Nelly Arcan, je pensais que son roman posthume que voici, paru quelques mois après son suicide à l'âge de 36 ans, abordait le thème de l'euthanasie ou plus exactement du suicide assisté. J'ai longtemps attendu avant de le prendre en main et j'ai mal fait.
En le refermant, et malgré une probable incomplétude stylistique – s'il n'avait été terminé dans l'urgence, sans doute certains passages auraient-ils été peaufinés, conformément à la méticulosité lexicale qui caractérisait l'auteure – j'ai le sentiment d'avoir néanmoins lu un véritable testament spirituel, qui dépasse la simple thématique isolée, en non seulement par l'innervation fertile du vécu personnel.
Certains éléments de la réflexion de cette grande philosophe, dont elle avait fait le tour, n'apparaissent plus dans ce roman : la marchandisation du corps, la psychopathologie du désir et celle du sentiment amoureux.
La narration revient à la première personne, comme dans ses deux premières oeuvres (
Putain et
Folle), mais à l'évidence l'autobiographisme est dépassé dans la trame qui possède au contraire l'ouverture sur un Zeitgeist à peine caricaturé que l'on trouvait déjà dans
A ciel ouvert. Pourtant, contrairement à ce roman-là, aucune critique sociale explicite n'est émise, notamment sur l'organisation opaque et obscure qui préside aux suicides assistés,
Paradis, clef en main.
Au contraire, l'on peut supposer que ce qui relève de l'autobiographique, et qui marque d'une trace plus intime encore que celles des premiers ouvrages ayant trait pourtant à son intimité sexuelle, c'est une analyse extrêmement pénétrante de la pulsion de mort de la narratrice. Par une mise en parallèle de l'absence congénitale et supposée génétique de l'élan vital chez le personnage féminin (Antoinette, la narratrice) et chez son oncle Léon, c'est une véritable théorie de l'inadéquation à vivre qui est échafaudée. Peu importe si le roman se construit dès le début sur une conclusion optimiste – la narratrice perd son désir de mourir et « se rachète » même de sa conflictualité fondatrice avec sa mère – contrairement à la fin de vie de l'auteure. La trame, qui parfois présente des éléments presque humoristiques – ce qui constitue aussi une nouveauté unique dans la prose d'Arcan – en particulier dans l'absurdité de la pensée retorse de Monsieur Paradis, n'en demeure pas moins ancillaire à l'analyse. Au moins dans ma lecture.
J'en veux pour preuve la force stylistique tout à fait particulière du premier chapitre, intitulé significativement « C'est ma vie », qui s'estompe dans les suivants, où commence le récit de l'aventure avec
Paradis, clef en main. Je peux très bien comprendre qu'un lecteur n'ayant pas les nerfs solides soit heurté, bouleversé voire repoussé par cette entrée en matière, qui pourrait constituer une nouvelle autonome.
Tout au plus, en suivant cet optimisme relatif du roman par rapport à la biographie réelle, c'est-à-dire cette idée improbable de la réversibilité du suicide sur laquelle se fonde le récit, peut-on se surprendre à se demander si, au cours de la rédaction de l'ouvrage, la tragédie que l'écrivaine se réservait était encore évitable...