Rachel s'approcha du miroir suspendu près de la porte, se mit de trois quarts et s'observa avec attention. Elle n'était pas seulement jolie. Elle avait de la distinction……
Son nez était mince. Busqué, mais avec distinction ! D'ailleurs il n'y avait pas que les juives à avoir le nez busqué ! Beaucoup de chrétiennes avaient le nez busqué ! Et tous n'étaient pas aussi fins que le sien !
Si ce n'est que les chrétiennes à nez busqué n'avaient pas à s'affubler d'un béret jaune.
Elle avait fait l'expérience cent fois, au coin d'une rue ou au détour d'un canal, à un moment où personne ne la voyait. Elle ôtait son béret, très vite, le cachait dans une poche, reprenait son chemin avec nonchalance, et soudain les gens la regardaient autrement.
Porter le béret jaune, c'était marcher en pleine rue avec un crachat au milieu d'un visage. Un gros crachat, qu'on n'avait pas le droit d'essuyer. Il n'échappait à personne, ce crachat. Après quoi, il regardait ailleurs, très vite. Comme si poser les yeux sur le crachat, c'était déjà se salir.
La vérité d'un homme, c'est d'abord ce qu'il cache.
ANDRE MALRAUX
Antimémoires.
Dans de tels moments, il aurait tout donné pour pouvoir peindre. Peindre, peindre, et peindre encore. Ecouter le bruit de la brosse sur la toile... Respirer les odeurs de vernis... Voir ses mains couvertes de couleurs ... Ressentir la fatigue du bras...
Le garçon éprouvait un bien-être immense lorsqu’il se trouvait chez Djelal. La calligraphie l’apaisait. Sa rigueur le rassurait. Il aimait l’effort qu’elle exigeait de lui, la possibilité qu’elle lui offrait de dessiner de façon à la fois précise et pleine de fantaisie. P 37
- Tu as blasphémé, et alors ? Tu sais ce que ça veut dire blasphémer ? Tu parles le grec, il me semble ?
Elie fit oui de la tête.
- Alors ! QU'est-ce que ça veut dire ? Dis-le !
- Nuire à la renommée.
- Nous y voilà ! Pas insulter Dieu ! Pas cracher sur la croix ! Bavarder et rien de plus ! Dans sa vanité, notre Église fait passer sa renommée avant ses bienfaits !
...Des riches qui jouaient à être de bons chrétiens...Des nobles qui se couchaient devant l'argent... Des citoyens qui se haïssaient... Une mascarade.
Il fallait qu'il quitte cette ville.
Dans sa vanité, notre Eglise fait passer sa renommée avant ses bienfaits !
L’encre, c’est une voix silencieuse, mon Elie. Et pour que les paroles du Prophète puissent pénétrer le croyant de toute leur beauté, cette voix doit être aussi belle que possible. P 35
Elie avait représenté les douze apôtres sous les traits des plus grands peintres de Venise. Titien apparaissait deux fois. A l'extrême gauche du tableau, il était peint dans le vieil âge qu'il avait désormais, en dialogue avec le Véronais, sous l'œil attentif des frères Bellini. A l'autre extrémité du tableau, il était représenté en pleine jeunesse, les yeux tournés vers le personnage situé tout à droite. Ce dernier, l'air inquiet, regardait le spectateur, le bras gauche, écarté vers le sol. Sa main enserrait une bourse de cuir rouge. C'était Judas. Elie l'avait représenté sous ses propres traits. [...] Le premier choc passé, les qualités de la toile apparaissaient mieux encore. Elie avait utilisé des huiles très fines, et cela lui avait permis de peindre en transparence, par couches superposées. Pour les carnations, il avait choisi un blanc de Saint-Jean très dilué, et cela donnait aux visages un effet nacré d'une grande douceur. A la beauté des couleurs s'ajoutait la précision du trait. Les personnages étaient vivants, vibrants, prêts à surgir de la toile. Le tableau montrait l'art du Turquetto à son sommet.
Pris dans le tourbillon de sa vanité, il se demanda ce qu'il fallait pour que sa victoire fût encore plus éclatante, plus mordante, et conclut qu'au fond, sa vraie victoire, ce serait les jalousies...