Mikhaïl BAKOUNINE (1814 – 1876) a eu une vie plus que trépidante et pour le moins qu'on puisse dire cosmopolite. Jeune Russe promis à une carrière militaire, il s'y refuse et se tourne vers les études, qu'il se paiera en réalisant des traductions de Philosophes allemands (notamment Hegel). Par la suite, l'émergence de ses positions révolutionnaires à l'encontre du tsar russe lui imposeront : l'exil un peu partout en Europe, une condamnation par contumace à la déportation en Sibérie ou encore la prison… Sans oublier le hasard des rencontres : Proudhon, Marx et Engels pour ne citer que les plus connus. Comme Bakounine semble le dire lui-même, sa vie n'est que fragments, dont nous avons un morceau entre les mains, par l'intermédiaire de ce «
Dieu Et L'Etat », qui fût publié à titre posthume en 1882.
Le texte incisif élabore une profonde critique des religions, notamment le Christianisme, par le prisme de la domination. Une analyse Philosophique et Historique menée en parallèle permettent de faire émerger le caractère profondément obscurantiste et abrutissant des croyances religieuses. SI la critique est rude, Bakounine développe abondamment le sujet et montre, en décrivant l'établissement du pouvoir chrétien en Europe et sa complicité avec les élites dirigeantes à toutes époques, que les religions ont toujours servis à canaliser le peuple en se faisant son précepteur moral tout en emprisonnant son émancipation dans le dogmatisme le plus étroit. « le peuple, malheureusement, est encore très ignorant, et maintenu dans cette ignorance par tous les efforts systématiques de tous les gouvernants, qui la considèrent, non sans beaucoup de raison, comme l'une des conditions essentielles à leur propres puissance ».
Malgré un ton parfois à la limite du blasphème, l'argumentaire se tient bien dans l'ensemble – exception faite du prisme occidento-centré sur quelques aspects anthropologiques – et décortique avec une profonde acuité les dynamiques de domination intrinsèques à la notion de « Dieu », qu'il prend d'ailleurs bien soin de définir pour mieux critiquer l'utilisation qu'en fonts les théologiens ou les métaphysiciens. L'Etat et la Religion sont en permanence évoqués tour à tour de façon à ce qu'on en distingue bien les traits communs, oppositions et interactions. Ceci a pour effet de mettre en exergue les structures autour desquelles s'organisent la soumission des masses.
Ouvertement Matérialiste, Bakounine s'inscrit en opposition frontale avec les Idéalistes dont il déconstruit la logique « du haut vers le bas » en s'appuyant toujours sur l'analyse de l'Etat et de la Religion. Il préconise à l'inverse une organisation sociale basée sur
la Liberté et l'Egalité ainsi que la Science dans son acception la plus pure. Toutefois, et même si sa dialectique matérialiste s'inscrit dans un mouvement humaniste de « progrès » qui n'est pas sans rappeler la « Loi des trois états » d'
Auguste COMTE, il critique vertement le Positivisme de ce dernier et l'organisation sociale construite sur l'autorité des Scientifiques, selon lui bien trop prompts à faire fi de la vie réelle (matérialisme) par excès d'idéalisation (idéalisme). Pour Bakounine, la Science est toujours considérée sous l'angle de ses plus nobles vertus mais il est conscient de ses limites. Il envisage que celle-ci soit le plus abondamment dispensée au peuple dans son ensemble, jeunes enfants aussi bien qu'adultes, afin que celui-ci soit en mesure de s'épanouir et de s'émanciper, favorisant l'autonomie de chacun au sein d'un environnement socialiste, seule voie possible vers
la Liberté. Ce faisant il prend bien soin de détailler sa vision de l'Education et n'oublie pas d'aborder la notion « d'autorité », à laquelle les Anarchistes sont si sensibles, pour expliquer la distinction nécessaire entre une autorité dogmatique et coercitive, en opposition à une autorité intellectuelle (par exemple) librement consentie.
Cet ouvrage de Bakounine, dense tout en étant principalement centré sur une critique de la Religion et de l'Etat, fait office en sous-texte de plaidoyer pour l'Anarchisme. Bien que Bakounine ait le propos acerbe, il n'est pas désagréable à lire, même plus d'un siècle et demi après sa rédaction. A mon sens, la contextualisation historique est nécessaires pour appréhender les idées développées eu égard à l'époque. Si on peut critiquer certaines approximations anthropologiques, une logique globalement dichotomique et manquant donc parfois de nuance, les thèses de Bakounine restent solidement étayées, d'autant plus qu'il prend les devants de ses nombreux détracteurs en étant force de proposition et en explicitant le nécessaire.
Le livre est intéressant pour le témoignage historique qu'il représente ainsi que pour une incursion dans la pensée de Bakounine mais, s'agissant d'un court texte (100 p.) à tendance majoritairement anticlérical, il vaut sans doute mieux le garder sous la main pour approfondir et se reporter à l'ouvrage de Philippe et Michel PARRAIRE pour y découvrir le penseur russe avec un regard plus complet et général.