AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Maurice Bruézière (Éditeur scientifique)
EAN : 9782253138082
93 pages
Le Livre de Poche (01/09/1995)
3.65/5   891 notes
Résumé :
Ce volume rassemble, autour du Chef-d'œuvre inconnu, six autres nouvelles. Elles ont été choisies parce qu'elles traitent de la peinture, ou qu'elles ont une valeur picturale particulière, qu'elles sont "colorées".

Dans "Le Chef-d'œuvre inconnu", le vieux maître Frenhofer met dix ans à terminer son tableau ; lorsqu'il le montre enfin, ses amis n'y voient que chaos. Le peintre en meurt. Pierre Grassou est, au contraire, un peintre sans talent, humble e... >Voir plus
Que lire après Le Chef-d'oeuvre inconnuVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (123) Voir plus Ajouter une critique
3,65

sur 891 notes
Honoré de Balzac a écrit plusieurs versions de ce court roman de la taille d'une nouvelle, le Chef-d'oeuvre inconnu, l'écrivain hésitant entre le conte fantastique et la parabole philosophique, ayant à coeur de le retoucher, le déplier, le remodeler, l'amener à une forme de perfection, remettant sans cesse l'ouvrage sur l'établi, de sorte que le projet de l'écrivain ressemble étrangement à une mise en abyme entre le travail de ce texte et son propos.
Mais que dit ce récit que j'ai beaucoup aimé ?
Balzac nous invite à une magnifique leçon de peinture, qui en dit beaucoup aussi sur l'art, la création, le génie, la folie... Plus qu'une leçon de peinture, n'est-ce pas une leçon sur la vie, tout simplement ?
Suivons Balzac et entrons dans l'atelier d'un peintre...
À la fin de 1612, un jeune peintre encore inconnu, mais qui se révèle être Nicolas Poussin, rend visite dans son atelier au peintre Porbus qu'il admire, celui-ci est célèbre notamment pour avoir réalisé le portrait d'Henri IV. Il est accompagné du vieux maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac et que j'ai cru tout droit sorti de la boutique maléfique de la peau de chagrin. Dans l'atelier, Nicolas Poussin est fasciné par un tableau commandé par Marie de Médicis, Marie L égyptienne, mais maître Frenhofer tout en faisant l'éloge du tableau, ne manque pas d'exprimer son opinion, teintée de reproches et de sarcasmes, le trouvant incomplet :
« Vous colorez ce linéament avec un ton de chair fait d'avance sur votre palette en ayant soin de tenir un côté plus sombre que l'autre, et parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient debout sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu !... Prrr ! Il ne suffit pas pour être un grand poète de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire de fautes de langue ! »
Nous sommes conviés à la première leçon de peinture de Nicolas Poussin.
Puis, ajoutant un peu plus loin comme une sentence irrévocable et humiliante, il s'empare des pinceaux de Porbus :
« La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer ! »
En quelques coups de pinceau, le vieux peintre insuffle la vie dans l'oeuvre qui se dresse devant lui, métamorphose le tableau de Porbus au point que Marie L Égyptienne semble renaître après son intervention. Toutefois, si Frenhofer domine parfaitement la technique, il lui manque, pour son propre ouvrage, La Belle Noiseuse, toile qui monopolise l'essentiel de son art depuis dix ans, mais sans atteindre à cette perfection absolue qui est son idéal artistique, travail qui doit montrer l'âme du modèle, tout en reflétant celle de l'artiste. Ce futur chef-d'oeuvre, que personne n'a encore jamais vu, serait le portrait d'une certaine Catherine Lescault.
Nicolas Poussin s'accorde alors avec le vieux maître dans une sorte de contrat digne d'un pacte faustien : faire poser la femme qu'il aime, la belle Gillette, dont il a toujours su cacher au monde la beauté, mais en échange elle entrera dans la célébrité d'une oeuvre et Nicolas Poussin en profitera pour parfaire son éducation de jeune peintre en prenant une leçon de peinture décisive ; voilà que les deux hommes s'entendent sans avoir pensé une seule fois demander le consentement à la principale intéressée. Mais la future Belle Noiseuse fait des noises, réagit, s'insurge, c'est pas que Gillette trouve ça rasoir car elle a déjà posé pour celui qu'elle appelle Nic, elle s'indigne tout simplement du procédé, elle a bien raison de comparer cela à une forme de prostitution, c'est d'ailleurs tout à l'honneur de Balzac de l'avoir suggéré ainsi et j'ai rendu grâce à l'écrivain de cette indignation. Gillette finira malgré tout par poser pour Frenhofer ...
La beauté de Gillette inspire Frenhofer à tel point qu'il termine La Belle Noiseuse très rapidement.
Plus tard, nous sommes conviés à voir le résultat. J'ai accompagné dans l'atelier de maître Frenhofer nos deux comparses, Nicolas Poussin et Porbus. J'ai déploré que la belle Gillette ne soit pas présente. Mon coeur a tremblé lorsque Frenhofer s'est avancé pour soulever la toile de serge, son oeil ressemblait à celui qui a fait un mauvais coup s'apprêtant à montrer à d'autres larrons son butin.
Puis, le drap de serge verte fut enfin levé devant nous...
Je vous laisse imaginer la chute finale, terrible !
Permettez-moi cependant de soulever peut-être ce même drap pour vous dévoiler à présent mon ressenti.
C'est un texte court qui porte l'essentiel de ce qu'il faut dire, entendre, deviner sur la beauté du monde et sur l'art qui va y poser son regard...
Ici, les protagonistes sont au service de de la seule question qui vaille peut-être : comment donner à l'art le mouvement de la vie ?
Et s'il fallait retenir qu'une seule idée : le rôle de l'art n'est pas d'imiter, bien entendu, mais d'exprimer. On est tous d'accord, enfin presque j'imagine... Mais cela suffit-il à exprimer l'art ?
Donner à l'oeuvre, à ce qu'on peint la saveur de l'existence, ne pas réduire la peinture à une tentative stérile d'imiter les choses, mais au contraire en faire le message d'une expression, le rôle de l'art n'est pas d'imiter mais d'exprimer la nature, c'est l'une des leçons de Frenhofer à Porbus et à celui dont il ignore encore qu'il s'agit déjà de Nicolas Poussin...
Le chef d'oeuvre inconnu, c'est l'histoire d'un échec sublime et dont survit malgré tout quelque chose après...
C'est le roman de l'imperfection et de l'inaboutissement, de l'inachèvement, de la difficulté dans laquelle se trouve le peintre quand il veut non pas représenter ce qu'il a sous les yeux mais exprimer ce qu'il a dans le coeur. Cette difficulté est vraiment dans le noeud du récit. Je l'ai senti ainsi.
On pourrait rapprocher le propos de l'analogie de l'écrivain qui veut se servir des mots pour représenter quelque chose ou plutôt pour donner à sentir et à voir quelque chose, ou plutôt à sentir plus qu'à voir quelque chose... Sentir plus que voir, sentir plus que comprendre...
Tout le chef d'oeuvre inconnu tourne autour de quelque chose d'ineffable, indicible.
Quelque chose qui dévore aussi.
À travers la démarche de Frenhofer, je me suis alors rappelé le personnages d'Elstir, le peintre d'À la Recherche du temps perdu, qui exprime la nature et la réalité en se donnant comme voie royale d'accéder à la sensation. Il faut passer par les effets et non pas par les causes, c'est le filtre de l'impression qui doit nous révéler la teneur de l'objet que nous avons sous les yeux, peut-être pas forcément sa réalité.
Du moins, j'ai compris cela...
Sentir avant de savoir.
Il y a ici une quête de l'absolu où Frenhofer va se perdre à vouloir créer une peinture plus vivante que nature, mais surtout accomplir à toutes forces la synthèse entre ce qui peut être vu et ce qui peut être senti.
Ce texte nous porte sur une crête, une frontière entre l'expression et la représentation, qui oblige la déprise de l'artiste au profit de l'oeuvre et son abandon. Qui oblige aussi à toujours hésiter.
C'est vrai, c'est comme je l'ai dit au début, mais aucun maître ne pourra enseigner à Nicolas Poussin ce qu'il doit sentir en lui-même, ce n'est pas la transmission d'un savoir ici, l'enseignement c'est l'éveil miraculeux de quelque chose d'autre qu'un savoir en un autre lieu que soi-même...
C'est le récit d'une fascination qui devient obsession.
J'ai trouvé qu'à le relire plusieurs fois, ce récit exerce sur moi un réel magnétisme.
Regarder, c'est sombrer. La compréhension de ce qui est vu, aimé, peut-être compris ou pas, posé sur une toile, une page d'écriture ou une partition musicale, ne relève plus de l'intelligence, c'est peut-être ça qui est beau et puissant, malgré toute l'attention qu'on peut porter au monde qui nous entoure.
Il y a sans doute un vertige pour un artiste à entrevoir l'infini et sentir brusquement toute l'impuissance de pouvoir l'atteindre. C'est comme une obsession de l'absolu qui devient une folie. Ce récit dit cela aussi.
C'est le roman d'une oeuvre qui dévore celui qui a voulu la conduire à la perfection.
Il y a plusieurs histoires qui se déplient ici, on pourrait découvrir et raconter plusieurs histoires à partir de ce récit, c'est sans doute aussi une autre de ses richesses.
Balzac nous dit l'altération du trait au profit de l'existence, de la vie, c'est comme une invitation à sortir de soi et pour moi c'est comme une invitation à aimer encore un peu plus Balzac, comprendre son intériorité.
Il y a le trait qui s'imprime dans la matière et le trait qui s'exprime dans le regard.
La question de tout créateur est la suivante : à quel moment l'artiste pose-t-il la touche finale, le coup de pinceau ultime, le dernier mot de la dernière phrase de la dernière page...
À quel moment Marcel Proust décide-t-il de poser le mot fin à sa Recherche, à quel moment Balzac cesse-t-il de recommencer son oeuvre... ? À quel moment certains pseudos écrivains auraient-ils dû conclure dès la première page ? Peut-être dès la première phrase ? Qu'en est-il d'un écrivain, d'un peintre, d'un musicien, celui qui meurt au milieu d'une oeuvre et qui n'avait pas encore tout dit ?
Le monde regardé est un monde pénétré par les désirs et les rêves du regardeur. Entre le peintre et le tableau, lequel regarde l'autre ?
Est-ce qu'un petit pan de pied nu, délicieux, bien vivant pourrait survivre malgré tout à un tsunami de couleurs ?
Derrière le chaos qui emporte la fin de l'histoire, se cache une incroyable sensualité.
Je me souviens d'un formidable professeur de dessin au collège, il avait un côté un peu fou, pantagruélique. Il s'appelait Heurtebise et ce n'était sans doute pas un hasard. En cours de dessin, un élève l'interpela : « Monsieur, j'ai fini mon dessin ! » Il se retourna et entra dans une vive colère à la fois sauvageonne et tendre : « Mais qu'est-ce que j'entends, malheureux ! Un dessin n'est jamais fini ! » Je m'en souviendrai à jamais. J'ai appris qu'il est mort il y a six ans, il peignait la mer d'Iroise, des rochers et des femmes aussi, ce qui n'est pas du tout contradictoire, continuait de peindre, sans doute sans jamais finir ses toiles...
Commenter  J’apprécie          5838
Voici une brève nouvelle, au sens strict, de par sa construction, mais que Balzac lui-même a placé dans la section "études philosophiques" de sa comédie humaine, et l'on comprend pourquoi.
En réalité il s'agit d'une parabole, sur la forme ultime de l'art, sur la quête évanescente et infinie des artistes. Balzac pose (ou repose car elles ont été formalisées bien avant lui) les fameuses et protéiformes questions : Qu'est-ce que l'art ? Qu'est-ce que le beau ? Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ? Que recherche l'artiste ? Où se situent les limites ?
Balzac avec la lucidité prophétique qu'on lui connaît évoque ici, dès les années 1830, les brûlantes controverses qui agiteront la peinture au tournant du XXème siècle et jusqu'à nos jours avec l'abstraction, la subjectivité et l'incompréhension du spectateur ainsi que la notion même d'oeuvre d'art.
En somme, pas le meilleur Balzac qu'on puisse rêver, mais pas inintéressant, loin s'en faut. Néanmoins, tout ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand chose.

P. S. 1 : Il fut tiré de cette nouvelle le film de Jacques Rivette intitulé La Belle Noiseuse (nom du tableau controversé dans la nouvelle) avec Michel Piccoli dans le rôle du vieux peintre Frenhofer et Emmanuelle Béart dans celui de Gilette.

P. S. 2 : J'en termine en vous offrant ces deux extraits, le premier reprenant un thème fort chez l'auteur, notamment dans son sublime Illusions perdues :

"Enfin, il y a quelque chose de plus vrai que tout ceci, c'est que la pratique et l'observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses, on arrive au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre. Peintre sublime, il a eu le malheur de naître riche, ce qui lui a permis de divaguer, ne l'imitez pas ! Travaillez ! Les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main."

"- le jeune Poussin est aimé par un femme dont l'incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune. Mais, mon cher maître, s'il consent à vous la prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile. (...)
- Comment ! s'écria-t-il douloureusement, montrer ma créature, mon épouse ? Déchirer le voile sous lequel j'ai chastement couvert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible prostitution ! Voilà dix ans que je vis avec cette femme, elle est à moi, à moi seul, elle m'aime. Ne m'a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? Elle a une âme, l'âme dont je l'ai douée. Elle rougirait si d'autres yeux que les miens s'arrêtaient sur elle. La faire voir ! Mais quel est le mari, l'amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur ? Quand tu fais un tableau pour la cour, tu n'y mets pas toute ton âme, tu ne vends aux courtisans que des mannequins coloriés ! Ma peinture n'est pas une peinture, c'est un sentiment, une passion !"
Commenter  J’apprécie          702
Balzac nous transpose au XVIIe siècle dans le monde artistique des peintres. Un jeune homme alors inconnu, Nicolas Poussin, discute avec deux autres de ses pairs : Porbus et un personnage un brin mystérieux, haut en couleurs, maître Frenhofer. Porbus vient de peindre Marie L'Egyptienne mais aussi beau et intéressant que soit ce tableau, Frenhofer ne peut s'empêcher d'y mettre sa touche, au point que la toile est sublimée. Il leur explique qu'il est en train d'achever un tableau un peu particulier, La belle Noiseuse, un chef-d'oeuvre. Cependant, pour cela, il lui faudrait comme modèle une femme parfaite…

J'ai déjà eu l'occasion de le dire, je préfère nettement Balzac dans ses nouvelles que dans ses romans. Et là encore, cela s'avère vrai. le lecteur plonge dans cet univers pictural, se régale avec ce peintre génial ou fou (c'est selon) qu'est Frenhofer. Celui-ci veut comprendre tous les rouages de la création et faire une peinture plus vivante que nature.

Entre moments sensuels et passages culturels et philosophiques, nous nous transformons, en l'espace de quelques pages, en un disciple du peintre… mais attention à la chute !
Lien : https://promenadesculturelle..
Commenter  J’apprécie          661
Il est drôle d'observer Balzac, qui aimait tant peindre les hommes avec des mots, se projeter parmi ceux qui le font avec des pinceaux. Voilà qu'il se plonge dans la jeunesse de Nicolas Poussin ! Une période de sa vie qu'on connait fort peu, renseignements pris. Notre écrivain préféré en profite sans vergogne pour laisser libre cours à son imagination, en mettant notamment en scène une rencontre entre lui et le peintre brabançon Frans Pourbus. Si ce dernier s'était bien fixé en France à la période qu'il évoque, le tableau qu'il lui attribue de ‘Marie l'égyptienne' a l'air bel et bien imaginaire.

Par un soir glacial aux alentours de 1613, nous suivons donc celui qui n'est encore qu'un très jeune homme misérable, aux poches vides mais à la tête pleine de formes et de couleurs, vivant dans un galeta aux murs lépreux noyés sous une forêt de dessins. Il se présente chez Frans Pourbus, grand peintre alors très en vue, mais il se trouve que celui-ci reçoit déjà. Un homme âgé, à la mine et à l'allure étrange. Pourbus vient d'achever un magnifique portrait de la sainte Marie l'égyptienne. le jeune Poussin le trouve parfait, mais le vieillard ne s'en satisfait pas.

Ce moderne Pygmalion veut voir le vent circuler dans les cheveux de la sainte, un volume à la place de quelques lignes ; bref une forme vivante jaillir de la toile ! Et en quelques touches de peintures à peine, il réussit à créer une illusion de vie. Mais c'est au tour de Pourbus de ne pas être satisfait. Son apprentissage irait plus vite, dit-il, si le vieillard acceptait enfin de lui montrer son chef-d'oeuvre, la toile sur laquelle il travaille depuis plus de dix ans et qu'il n'a jamais permis à personne de contempler…

Étonnante plongée historique et picturale De Balzac, plus de deux-cents ans avant l'époque à laquelle il a consacré l'essentiel de la ‘Comédie humaine'. Une courte nouvelle sur un thème assez classique, mais écrite avec faconde et élégance, et rapide et agréable à lire.
Commenter  J’apprécie          353
La vision De Balzac sur la peinture est la vision "romantique" de son époque qui amènera les révolutions artistiques à suivre. Une grande leçon sur l'art en quelques pages, et une prémonition sur les 200 ans d'histoire de la peinture qui suivront…
J'ai lu là un des plus beau texte qui soit sur la peinture. Pourquoi ai-je donc attendu si longtemps ? (J'en veux un peu à mes professeurs de français si ennuyeux qui m'ont fait passer Balzac pour un auteur rébarbatif)
Commenter  J’apprécie          400

Citations et extraits (147) Voir plus Ajouter une citation
Vers la fin de l'année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le vêtement était de très mince apparence, se promenait devant la porte d'une maison située rue des Grands-Augustins, à Paris. Après avoir assez longtemps marché dans cette rue avec l'irrésolution d'un amant qui n'ose se présenter chez sa première maîtresse, quelque facile qu'elle soit, il finit par franchir le seuil de cette porte, et demanda si maître François PORBUS était en son logis. Sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée à balayer une salle basse, le jeune homme monta lentement les degrés, et s'arrêta de marche en marche, comme quelque courtisan de fraîche date, inquiet de l'accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en haut de la vis, il demeura pendant un moment sur le palier, incertain s'il prendrait le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l'atelier où travaillait sans doute le peintre de Henri IV délaissé pour Rubens par Marie de Médicis. Le jeune homme éprouvait cette sensation profonde qui a dû faire vibrer le cœur des grands artistes quand, au fort de la jeunesse et de leur amour pour l'art, ils ont abordé un homme de génie ou quelque chef-d'œuvre. Il existe dans tous les sentiments humains une fleur primitive, engendrée par un noble enthousiasme qui va toujours faiblissant jusqu'à ce que le bonheur ne soit plus qu'un souvenir et la gloire un mensonge.
Commenter  J’apprécie          240
Il ne suffit pas pour être un grand poète de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire de fautes de langue ! Regarde ta sainte, Porbus ? Au premier aspect, elle semble admirable mais au second coup d’œil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ du tableau ; l’espace et la profondeur manquent ; cependant tout est bien en perspective, et la dégradation aérienne est exactement observée ; mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il me semble que si je portais la main sur cette gorge d’une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s’entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place palpite, mais cette autre est immobile, la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici c’est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton œuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s’est éteint plus d’une fois dans tes mains, et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas été touchés par la flamme céleste.
Commenter  J’apprécie          144
- Le jeune Poussin est aimé par un femme dont l'incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune. Mais, mon cher maître, s'il consent à vous la prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile. (...)
- Comment ! s'écria-t-il douloureusement, montrer ma créature, mon épouse ? Déchirer le voile sous lequel j'ai chastement couvert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible prostitution ! Voilà dix ans que je vis avec cette femme, elle est à moi, à moi seul, elle m'aime. Ne m'a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? Elle a une âme, l'âme dont je l'ai douée. Elle rougirait si d'autres yeux que les miens s'arrêtaient sur elle. La faire voir ! Mais quel est le mari, l'amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur ? Quand tu fais un tableau pour la cour, tu n'y mets pas toute ton âme, tu ne vends aux courtisans que des mannequins coloriés ! Ma peinture n'est pas une peinture, c'est un sentiment, une passion !
Commenter  J’apprécie          200
— La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! Bien ! Essaye de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets ! les effets ! mais ils sont les accidents de la vie et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre ! La véritable lutte est là !

Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas ! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcer l’arcane de la nature. Votre main reproduit, sans que vous y pensiez, le modèle que vous avez copié chez votre maître. Vous ne descendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas avec assez d’amour et de persévérance dans ses détours et dans ses fuites.

La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses heures, l’épier, la presser et l’enlacer étroitement pour la forcer à se rendre. La Forme est un Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que le Protée de la fable, ce n’est qu’après de longs combats qu’on peut la contraindre à se montrer sous son véritable aspect ; vous autres ! vous vous contentez de la première apparence qu’elle vous livre, ou tout au plus de la seconde, ou de la troisième ; ce n’est pas ainsi qu’agissent les victorieux lutteurs !
Commenter  J’apprécie          80
Parce que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus à une femme qu’à une maison, vous pensez avoir touché le but, et, tout fiers de n’être plus obligés d’écrire à coté de vos figures, currus venustus ou pulcher homo, comme les premiers peintres, vous vous imaginez être des artistes merveilleux ! Ha ! ha ! vous n’y êtes pas encore, mes braves compagnons, il vous faudra user bien des crayons, couvrir bien des toiles avant d’arriver. Assurément, une femme porte sa tête de cette manière, elle tient sa jupe ainsi, ses yeux s’alanguissent et se fondent avec cet air de douceur résignée, l’ombre palpitante des cils flotte ainsi sur les joues ! C’est cela, et ce n’est pas cela. Qu’y manque-t-il ? un rien, mais ce rien est tout. Vous avez l’apparence de la vie, mais vous n’exprimez pas son trop-plein qui déborde, ce je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement sur l’enveloppe ; enfin cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise. En partant du point extrême ici vous arrivez, on ferait peut-être d’excellente peinture ; mais vous vous lassez trop vite. Le vulgaire admire, et le vrai connaisseur sourit. Ô Mabuse, ô mon maître, ajouta ce singulier personnage, tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi ! — À cela près, reprit-il, cette toile vaut mieux que les peintures de ce faquin de Rubens avec ses montagnes de viandes flamandes, saupoudrées de vermillon, ses ondées de chevelures rousses, et son tapage de couleurs. Au moins, avez-vous là couleur, sentiment et dessin, les trois parties essentielles de l’Art.
Commenter  J’apprécie          70

Videos de Honoré de Balzac (155) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Honoré de Balzac
Deuxième épisode de notre podcast avec Sylvain Tesson.
L'écrivain-voyageur, de passage à la librairie pour nous présenter son récit, Avec les fées, nous parle, au fil d'un entretien, des joies de l'écriture et des peines de la vie, mais aussi l'inverse, et de la façon dont elles se nourrissent l'une l'autre. Une conversation émaillée de conseils de lecture, de passages lus à haute voix et d'extraits de la rencontre qui a eu lieu à la librairie.
Voici les livres évoqués dans ce second épisode :
Avec les fées, de Sylvain Tesson (éd. des Équateurs) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23127390-avec-les-fees-sylvain-tesson-equateurs ;
Blanc, de Sylvain Tesson (éd. Gallimard) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/21310016-blanc-une-traversee-des-alpes-a-ski-sylvain-tesson-gallimard ;
Une vie à coucher dehors, de Sylvain Tesson (éd. Folio) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/14774064-une-vie-a-coucher-dehors-sylvain-tesson-folio ;
Sur les chemins noirs, de Sylvain Tesson (éd. Folio) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/14774075-sur-les-chemins-noirs-sylvain-tesson-folio ;
Le Lys dans la vallée, d'Honoré de Balzac (éd. le Livre de poche) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/769377-le-lys-dans-la-vallee-honore-de-balzac-le-livre-de-poche.
Invité : Sylvain Tesson
Conseil de lecture de : Pauline le Meur, libraire à la librairie Dialogues, à Brest
Enregistrement, interview et montage : Laurence Bellon
--
Les Éclaireurs de Dialogues, c'est le podcast de la librairie Dialogues, à Brest. Chaque mois, nous vous proposons deux nouveaux épisodes : une plongée dans le parcours d'un auteur ou d'une autrice au fil d'un entretien, de lectures et de plusieurs conseils de livres, et la présentation des derniers coups de coeur de nos libraires, dans tous les rayons : romans, polar, science-fiction, fantasy, BD, livres pour enfants et adolescents, essais de sciences humaines, récits de voyage…
+ Lire la suite
autres livres classés : classiqueVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus


Lecteurs (3203) Voir plus



Quiz Voir plus

Connaissez-vous La Peau de Chagrin de Balzac ?

Comment se comme le personnage principal du roman ?

Valentin de Lavallière
Raphaël de Valentin
Raphaël de Vautrin
Ferdinand de Lesseps

10 questions
1294 lecteurs ont répondu
Thème : La Peau de chagrin de Honoré de BalzacCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..