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Critique de Soune


Sensible à la musique, je fus heureuse de recevoir pour le 25 décembre ce petit roman écrit par un italien dont j'ai entendu tant d'éloges que j'ai commandé au Père Noël pratiquement toute sa bibliographie. Ce premier contact, rythmé par une musique inattendue car inconnue transpire dans chacun de ses mots, dans chaque espace situé entre les termes, voire jusqu'à la ponctuation elle-même. Tous les signes sont emprunts d'une mélodie inavouable et ensorcelante que l'on ne peut quitter sans le vague à l'âme. Dans Variations Sauvages, écrit en 2003 par la pianiste française Hélène Grimaud, l'on pouvait lire (et entendre?) que " la musique est un prolongement du silence, elle est aussi ce qui la précède, ce qui retentit au coeur du morceau". Je comprenais son idée et je la partageais totalement à l'époque. Délire de l'artiste me direz-vous? Pour les puristes du cartésianisme certainement. Comment ne pas les comprendre? Comment mesurer et étudier quelque chose qui ne se voit pas, du moins avec ses yeux? Si l'on en croit cette pianiste que j'adore, Hélène Grimaud pense qu' "un artiste est presque toujours tendu sur le bord du délire". Bref, passons à côté de la définition même du délire... Ce roman est sans conteste à lui tout seul un monde à part tant l'écriture lui est propre. Avec un style bien particulier, mêlant narration et didascalies, narration et notes musicales, langue étrangère et langue française pour la traduction que j'ai entre les mains, chacun de ses mots semble appartenir à une musique propre. C'est comme si un orchestre gigantesque se cachait dans ce petit livre de 84 pages.

Se lisant comme une nouvelle, Novecento: pianiste se révèle, au départ, être une pièce de théâtre écrite pour un seul acteur. Les mots entrant en parfaite harmonie avec la musique des êtres et du monde, l'histoire se lit rapidement tant le contenu de l'histoire est original et haletant, un peu comme peuvent l'être les contes. Tout au long de la lecture, j'ai eu l'impression de lire une sorte de conte pour adultes. Mais détrompez-vous ! Cela ne rendrait aucunement grâce à Barrico que de s'enfermer dans une case. Cet ouvrage est tout sauf quelque chose que l'on peut cataloguer et cela fait tout son charme. C'est peut-être cela le véritable visage de l'infinité du monde du reste… Ce petit texte se situe-t-il entre la pièce de théâtre, un conte et un court roman ? Fort possible. Mais il est surtout au-dessus de tous ces carcans de lettrés. Cette courte histoire donne l'occasion à l'auteur de parler d'amitié, de raison de vivre, de musique et d'océan. Tout un programme, n'est-ce pas ? Rentrons plus dans les détails pour clarifier tout ceci.

Danny Boodman T.D. Lemon Novecento est né lors d'une traversée Europe-Amérique sur le Virginian puis fut abandonné dans un carton sur un piano. Aujourd'hui âgé de trente ans, on apprend qu'il n'a jamais mis le pied à terre. Entre temps, il est devenu un pianiste hors pair dont la musique étrange, magique et magnifique n'appartient qu'à lui. Cette histoire nous est racontée par Tim Tooney, un trompettiste de jazz embauché en 1927 sur le Virginian pour jouer de la musique. La musique est partout et on comprend facilement pourquoi : tout est musique sur ce bateau, ou tout le devient.
« On jouait trois, quatre fois par jour. D'abord pour les rupins en classe de luxe, ensuite pour ceux des secondes, et de temps en temps on allait voir ces miséreux d'émigrants et on leur jouait quelque chose, mais sans l'uniforme, comme ça nous venait, et quelquefois eux aussi ils jouaient, avec nous. On jouait parce que l'Océan est grand, et qu'il fait peur, on jouait pour que les gens ne sentent pas le temps passer, et qu'ils oublient où ils étaient, et qui ils étaient. On jouait pour les faire danser, parce que si tu danses, tu ne meurs pas, et tu te sens Dieu. Et on jouait du ragtime, parce que c'est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde. Sur laquelle Dieu danserait s'il était nègre.»

Naviguant sans répit sur l'Atlantique, Novecento passe sa vie les mains posées sur le piano. C'est un homme dont le mystère reste entier tout le long du roman. En effet, cet homme se fait peu à peu l'écho de l'Océan, à croire parfois qu'il ne fait qu'un avec lui. Novecento n'est pas seulement ça. Il est également doté de la capacité de voir une ville, une femme et de sentir une odeur à travers les yeux des voyageurs tout en restant à bord. Tout en voyageant sur l'eau il voyage donc également sur terre alors qu'il n'y a jamais mis les pieds. Cependant, ce ne sont pas là ses seuls talents. Cet homme a plusieurs cordes à son arc, que voulez-vous. Il se laisse guider par le bateau mais on a parfois l'impression que c'est lui qui mène le monde via les histoires des passagers qu'il réunit en lui et qu'il retransmet dans ses doigts.
« Un jour, j'ai demandé à Novecento à quoi diable il pensait quand il jouait, et ce qu'il regardait, les yeux toujours droit devant lui, où il s'en allait, finalement, dans sa tête, pendant que ses mains se promenaient toutes seules sur les touches. Et il m'a répondu : « Aujourd'hui, je suis allé dans un pays très beau, les femmes avaient des cheveux parfumés, il y avait de la lumière partout et c'était plein de tigres ». Il voyageait quoi. Et à chaque fois il allait dans un endroit différent. »

Un jour, un célèbre pianiste de jazz, « l'inventeur du jazz », embarque à bord du Virginian. Ce dernier souhaite un duel avec « ce type qu'a même pas assez de couilles pour descendre d'un foutu bateau ». On assiste alors à un incroyable duel musical qui nous ferait presque oublier que nous naviguons sur l'Océan.

Et puis un jour Novecento décide de quitter la mer pour mettre pied à terre. Tout apprêté qu'il est, Novencento ne mettra cependant pas le pied à terre, restant immobile au dernier moment, avant de disparaitre à l'intérieur du bateau.
« Je sais maintenant que ce jour-là Novecento avait décidé qu'il allait s'asseoir devant les touches blanches et noires de sa vie, et commencer à jouer une musique, absurde et géniale, compliquée mais superbe, la plus grande de toutes. Et danser sur cette musique ce qu'il lui resterait d'années. Et plus jamais être malheureux.»


C'est Tim, le narrateur, qui quittera le bateau en 1933, après un dernier duo avec son ami Novecento. Malgré l'envie puissante de vous raconter la fin, je préfère vous laisser en compagnie du conteur extraordinaire qu'est cet écrivain italien pour découvrir la suite. J'en ai dit déjà assez et je n'ai pas le talent de l'auteur pour raconter pareille histoire, une histoire qui dresse tout un panel poétique sur l'infini, la peur et la folie via les mots et l'absence de mots. Il est question de peur dans ce livre car Novecento a peur face à l'immensité du monde. Il se sent si petit, lui, perdu au milieu de l'océan, dans les musiques du monde.

L'auteur glisse quelques détails historiques de l'année 1900 (d'où le titre italien:"novecento" signifiant neuf cent et "il novecento" le vingtième siècle), ce qui rend cet ouvrage hors norme plus « réel ». Par exemple, lorsqu'Alessandro Baricco mentionne les grands paquebots présents à cette époque comme l'était le Virginian, ou tout simplement en parlant du jazz, apparu aux Etats-Unis au début du XXème siècle. le jazz, rappelez-vous, cette musique qui peut nous faire nous demander comme pour le capitaine du bateau :
-« C'était quoi ?
– Je sais pas. […]
« Quand tu sais pas ce que c'est, alors c'est du jazz. »


Voici un passage qui fait écho à la préface d'un autre de ses ouvrages que je vous chroniquerai bientôt (mais pas tout de suite, histoire de ne pas vous assommer avec ma passion pour Barrico) qu'est tiré de L'Ame de Hegel et les vaches du Wisconsin lorsque l'auteur, musicologue, parle de la modernité comme du jazz et cite Louis Armstrong :« Si tu dois te demander ce que c'est, alors tu ne le sauras jamais ».

Comme la musique, la vie se révèle ici fragile. Rien n'est acquis. Tout a une fin. Cette histoire décrit la solitude de l'homme dans ce qu'elle a de plus extrême. Pour autant, elle n'est en aucun cas triste. Elle reste sublime, sans doute aussi parce qu'elle est empreinte d'une touche d'humour indéniable et réussie qui nous fait sourire et rêver. On plaisante aisément sur la mort dans cette histoire. le narrateur, Tim, use de mots simples et devient intime avec le lecteur en le tutoyant comme un vieux copain. La lecture est rapide et entrainante. Totalement impliqués dans cette histoire, nous voilà maintenant en train d'imaginer Novecento jouant sur le piano, bercés par la poésie des mots simples, totalement englobés par une sensibilité exacerbée et une formule abracadabrantesque se noue devant nos yeux entre le texte, l'auteur, la musique et nous, le lectorat. Ainsi lorsque nous refermons le livre, le silence ne se referme pas sur nous. Nous assistons bouche bée à l'éveil des sens, de nos sens: les mots et la musique de notre imagination prennent vie, peut être le meilleur moyen pour décrire l'infini du monde.


Lien : http://aupetitbonheurlapage...
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