AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782369145028
592 pages
Libretto (18/10/2018)
4.34/5   595 notes
Résumé :
« … je partage l’humanité en deux catégories fondamentalement différentes : une poignée de gens qui savent ce qu’il en est des réalités et l’énorme majorité qui ne sait pas. »
Retranché dans sa citadelle dominant la plaine, le grand maître Hassan Ibn Sabbâh mène, à la fin du XIe siècle, une guerre sainte en Iran. Il n’a que peu de soldats et seuls ses proches le connaissent intimement. Parti de presque rien, sans armée, sans terre et sans guère d’appuis à la ... >Voir plus
Que lire après AlamutVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (74) Voir plus Ajouter une critique
4,34

sur 595 notes
Alamut. forteresse réputée inexpugnable. sorte d'antithèse de la démocratie. Où vivent ceux qui se sacrifient.

Alamut. Roman d'aventure initiatique. Récit historique. Conte philosophique. Manifeste politique.

Vladimir Bartol n'a pas voulu, dans ce roman, paru en 1938, verser dans la caricature. Si les parallèles avec le monde politique dont est témoin l'écrivain slovène à la fin des années trente sont nombreux, il n'en demeure pas moins que c'est en Iran que Bartol plante le décor (décor qui sera d'ailleurs repris par les concepteurs des jeux vidéo Assassin's Creed et Prince of Persia !).

L'ismaélisme, secte iranienne dissidente de Hassan Ibn Sabbâh, installée au nord de Téhéran à l'aube du XIIème siècle, n'est pas qu'un faire-valoir, l'auteur s'attache à faire revivre cette culture perso-musulmane avec son savoir encyclopédique, le raffinement de sa poésie, l'ébullition de sa théologie, la sensualité enivrante de ses harems et son contexte géopolitique complexe sur fond de rivalité entre perses chiites, turcs, calife du Caire et arabes sunnites réunis autour du sultanat de Badgad et son grand vizir Nizam al-Mulk.

Les guerriers d'Alamut ont semé le trouble pendant près de 150 ans en Iran puis en Syrie, ont croisé le fer avec les sunnites mais aussi avec les croisés, Marco Polo lui-même rapporte l'existence de soldats fanatiques, de jardins paradisiaques, de loi du Talion sans pitié. Machiavélique avant la lettre, Seiduna n'hésitait pas, selon la légende, à user de stupéfiants si la ferveur religieuse ne suffisait pas.
D'ailleurs c'est aux fidèles disciples de l'ismaélisme que nous devons le mot « assassin » qui vient de « Hashīshiyyīn » en arabe. Péjorativement désignés par les chroniqueurs ennemis de l'époque comme des fumeurs de haschichs, les assassins sont entrés dans la légende et nous leur devons l'étymologie du terme.

« Rien n'est vrai, tout est permis. » le personnage de Seïduna me rappelle fortement le propos de l'écrivain anglais Jonathan Swift à qui l'on attribue le court ouvrage « l'art du mensonge politique » et qui met en garde, tel un Machiavel à son Prince, le politicien de ne surtout pas croire à son propre mensonge. C'est à coup sûr, pour Seïduna, le moyen de le mettre en oeuvre le plus librement, le plus ambitieusement. Pas de foi sans mauvaise foi.

« En fait, la force de notre organisation repose sur l'aveuglement de ses partisans ». Ceux qui dirigent, qui font les lois juridiques et morales d'une société ne peuvent s'y conformer eux-mêmes, c'est vieux comme le monde. Les prêtres prêchent la chasteté, les conservateurs la fidélité, les socialistes le partage, les économistes l'austérité, les juristes la légalité, les généraux le sacrifice, force est de constater à travers l'histoire que des Borgia à Louis XIV, de Mao à Pétain la vie privée des grands donneurs de leçons du monde était un peu désaxée voire diamétralement opposée à la coercition imposée aux populations par l'usage associé de la force et de la propagande.

Pour Seïduna, qui ne croit pas à l'hérédité (il prend l'exemple du catholicisme, l'élection du Pape est bien plus pérenne pour lui que les diverses dynasties monarchiques héréditaires), il convient, afin de pouvoir mettre ses plans à exécution d'avoir toujours une longueur d'avance, « il suffit de savoir quelque chose de plus que ceux qui doivent croire » pour instrumentaliser leur foi.

De même que le fascisme du XXème siècle, ou les macabres tueurs soi-disant au nom d'Allah du XXIe siècle, la théocratie des disciples d'Ali fait la propagande de la puissance de la volonté. Cette volonté de se dépasser, d'organiser l'avènement d'un homme nouveau, implémenté de qualités viriles et supérieures tout en étant irrévocablement soumis à son chef.

Néanmoins, comme le dit le jeune fédayin Ibn Tahir : « la volonté existe, mais l'intelligence résiste ». Toute l'oeuvre est tendue entre ces deux pôles que sont l'aveuglement, « l'orgueil d'obéir » comme disait Cioran, et l'intelligence critique. Extrémités entre lesquelles nous vacillons encore aujourd'hui, au péril de nos libertés individuelles.

« le savoir est effrayant ». Pourtant, une transcendance est possible. Redoutée aussi, car l'ignorance est rassurante, on préfère souvent un mensonge qui conforte, qui donne du sens, qu'une vérité qui ébranle, et nous laisse pris de vertige sur les cimes de l'angoisse. Seuls quelques privilégiés peuvent dépasser le monde des illusions, et par-delà le bien et le mal devenir « aaraf ».

C'est toute l'ambivalence de la personnalité du « vieux fou de la montagne ». Elle n'est pas celle d'un tueur sadique et paranoïaque.
Ainsi, charismatique et éclairé, ami du poète Omar Khayyâm, il a « compris que le peuple est nonchalant et paresseux et qu'il ne mérite pas que l'on se sacrifie pour lui » et loin de vouloir la vérité, le peuple veut « des fables » pour nourrir son imagination. Quant à la justice, « il s'en moque, si tu satisfais à ses intérêts particuliers ». Partant, autant utiliser la faiblesse et l'aveuglement du peuple pour le guider, malgré lui, vers la meilleur gouvernance et organisation sociale possible selon son chef.

« La fin justifie les moyens. Mais qu'est ce qui justifie la fin ? » Albert Camus. Ainsi donc tous les plans, et tous les stratagèmes de Seiduna sont sous-tendus par un motif final impérieux ? Pas du tout : « mais si vous me demandiez quel sens a toute cette action et pourquoi elle est nécessaire, je ne saurais vous répondre. Nous croissons en effet parce que les forces pour le faire sont en nous. Comme la graine qui germe dans le sol et sort de terre, qui fleurit et donne des fruits. Soudain nous sommes ici et soudain nous n'y sommes plus. »

Plus on en sait et plus on est seul. C'est ce que je retiens d'Alamut. le savoir fait peur, c'est un vertige, et plus la connaissance du monde s'accroit, plus le sachant prend ses distances d'avec les autres hommes, et se retrouve isolé, dans la forteresse de la clairvoyance, à envier l'illusion des autres, leur foi inébranlable, leurs paradis artificiels (au sens propre…).

Savoir c'est pouvoir. Dans la polysémie du terme : pouvoir agir et détenir le pouvoir.

Ces réflexions ne doivent pas pour autant donner l'image d'une oeuvre statique ou réflexive. Surtout pas ! le récit est très fluide et se lit comme un roman d'aventure, avec ses faits d'armes, ses stratégies, ses intrigues, sa progression narrative et son suspense. l'immersion dans la forteresse d'Alamut est totale.

Une fois le livre refermé, comme sous l'effet des boulettes de Seiduna, les images se troublent, le souvenir d'Alamut se dissipe comme si la légende l'avait déjà repris dans ses bras de brume.

Qu'en pensez-vous ?
Commenter  J’apprécie          13520
Parfaite illustration du « classique atemporel », car offrant une lecture possiblement différente selon l'époque à laquelle il sera lu… Etonnant paradoxe ?

Voilà qui mériterait une réflexion en profondeur… que je mènerais plutôt avec vous autour d'une carafe de rhum, assis sous un abri de paille de canne, à regarder tomber la pluie, ou par défaut à l'attendre… navré pour l'exotisme, mais les usages numériques lentement me sortent du corps… et me voilà encore à parler d'autre chose que de ce très bon livre, « captivant roman historique de caftan et de cimeterre », comme le dit si bien dans sa critique notre fantôme bolaniesque, Dandine.

À défaut de haschich, il reste riche en évasion, ainsi qu'en profondes réflexions sur le pouvoir, la religion, la vérité, relative ou absolue… en plus de nous intéresser à un pan précis de la très riche histoire de l'Islam.

Le préfacier de sa première édition en français y voit une manière détournée pour son auteur, yougoslave d'obédience slovène ( dont l'hymne actuel est « zdravljica ! : Je lève mon verre » ) de critiquer les totalitarismes alors en plein essor européen, à la veille de la seconde guerre mondiale.
Possible interprétation, pas aussi évidente que pour les « Lettres Persanes » de Montesquieu (ou le « Mahomet le prophète » De Voltaire).
Sublime ironie de l'histoire, ce genre de livre aujourd'hui devrait quasiment prendre le chemin inverse, usant des dictatures rouges ou brunes pour nous conter de fanatisme religieux, l'auteur de ces maudits Versets là pour en témoigner…
Sans parler de potentielles accusations d' « appropriation culturelle », sommet de bêtise post-moderne…
D'ailleurs ce livre me renvoie vers une lecture passée, nettement moins connue, d'un autre auteur yougoslave, Vladislav Bajac, et ce très complet « Livre du Bambou », matrice Zazen de la culture Sino-Japonaise médiévale…
Vous comprendrez l'étrange rapprochement…

L'utilisation de ce livre par une équipe française de développement de jeux-vidéos a donné lieu à une nouvelle édition et traduction, dont je n'ai pas trouvé de critique comparative. Les quelques extraits piochés ici et là, dont celui en quatrième de couverture, apparaissent comme moins « littéraires » (on dit parfois plus « contemporain »), bien-sûr sans certitudes, et encore moins de notions vis-à-vis du texte original.

L'éditeur Phébus / Libretto reste sans conteste une solide valeur sûre, pourvoyeur d'une immense variétés de textes de la littérature mondiale, avec en commun une certaine qualité « patrimoniale » et universelle, hors des modes et des coups d'esbroufe, paraissant du coup à certains un peu « vieillot »…
On ne va donc pas leur en vouloir d'avoir tenté de séduire quelques fans d' « Assassin's Creed », toute exhortation à la lecture étant bonne à prendre…
Et cela reste un bon rappel de l'apport des langues moyen-orientales sur les nôtres…

Un solide classique, dont la lecture enrichit par le voyage, bien à sa place dans cette plutôt convaincante liste des « 1001 livres qu'il faut… », laissant derrière le goût de la couleur…
Commenter  J’apprécie          9218
Les deux premiers chapitres sont inquiétants : par l'entremise de deux jeunes protagonistes qui arrivent à Alamut, assisterait-on consterné à une cuculisation du terrible mythe ? Heureusement, ça se tasse ensuite, même si quelques relents de praline viennent encore parfois gâter la sauce.
Bon, je fais un peu la fine bouche, mais qui aime bien châtie bien. Parce que c'est bien le seul reproche que l'on peut faire à ce roman par ailleurs excellent.

Il est soutenu par le contexte historique très détaillé dans lequel il est situé : autour de l'an mille chrétien, un peu plus de trois siècles après l'Hégire, au moment où les schismes de l'islam sont encore proches. Et ces différents épisodes sont expliqués, ainsi que les délicates affaires de succession du jeune empire Ottoman et du califat du Caire dont dépend alors l'Iran où est situé Alamut. Ainsi que, bien sûr, l'histoire du courant ismaélien auquel appartenaient les troupes du Vieux de la Montagne, chef d'Alamut, et aussi le patriotisme local de ces descendants des glorieux Perses qui ne voulaient pas vivre sous la coupe des rustres Turcs.
C'est donc une belle immersion dans l'histoire, rehaussée par les épisodes les plus fameux (ou légendaires ?) de cette bande de rebelles. Ces hauts faits merveilleux ou terribles, notamment les célèbres haschichins qui partaient gagner leur place au paradis d'Allah en allant assassiner un ennemi au mépris de leur propre vie. Ainsi que l'évocation d'Omar Khayyam, le poète contemporain de cette histoire qui fut probablement proche du Vieux de la Montagne.

Enfin il y a le sous-texte, une critique des ressorts de la dictature, stalinienne en l'occurrence.
Le chef, sa solitude, ses motivations, ses sbires du premier cercle partageant le grand secret que l'idéologie n'est que du bidon, et puis les masses qu'il faut guider par l'idéologie parce qu'elles sont incapables d'assumer la vérité, la totale liberté de l'être humain. En gros, « ni dieu ni maître » mais seuls les forts en sont capables et donc dignes, ce qui justifie qu'ils abusent les masses, pour leur bien. Charmant. (Et probablement à côté de la plaque pour ce qui concerne les ismaéliens et l'Alamut historiques).

On n'est finalement pas loin du chef d'oeuvre, aux réserves exprimées en introduction près.
Commenter  J’apprécie          679
Un roman historique de caftan et de cimeterre. Pas un roman jeunesse, pourtant. Derriere le roman d'aventures affleure discretement le roman a these. J'ai savoure les divers episodes, les descriptions de lieux et d'actions, j'ai apprecie l'ecriture, fluide et sans trop d'efforts de style, j'ai fini repu, habite des pensees que ce livre suscite.


Dans la citadelle d'Alamut, nid d'aigles inexpugnable, un meneur d'hommes charismatique, Hassan Ibn Sabbah, prepare une poignee de combattants a renverser les turks Seldjoukides qui sont au pouvoir en Perse. A l'aide de drogues et surtout de la promesse d'un paradis auquel il les a fait illusoirement gouter, il en fait des fedayin, qui n'ont plus peur de mourir, mais au contraire cherchent une mort glorieuse pour leur cause, qui leur permettra d'acceder ipso-facto a ce que le Coran a promis aux pieux exemplaires et aux morts en defense de la foi: “jardins et vignes, et belles aux seins arrondis, d'une egale jeunesse, et coupes debordantes" (sourate 78, an-naba). Avec ses fedayin endoctrines, fanatises, manipules en fait, il seme la terreur chez les Seldjoukides. Ce seront les Hashashiyun, la secte chiite-ismailite des Assassins, qui arboreront le fanatisme comme instrument de pouvoir, la terreur comme arme de conquete. Je cite quelques phrases que l'auteur met dans la bouche de Hassan Ibn Sabbah: “Mon plan est gigantesque. J'ai besoin de croyants qui aspireront à la mort au point de n'avoir peur de rien. Ils devront être littéralement épris de la mort! Je veux qu'ils courent à elle, qu'ils la cherchent, qu'ils la supplient de les prendre en pitié, comme ils feraient d'une vierge dure et peu généreuse”. “Mais la force de toute institution repose essentiellement sur l'aveuglement de ses adeptes ! … Plus bas est le niveau de conscience d'un groupe, plus grande est l'exaltation qui le meut. …la mystification et la ruse sont de toute façon indispensables à celui qui veut mener les foules vers un but clair à ses yeux mais que celles-ci seront toujours incapables de comprendre”. “Penses-tu que la grande majorité des gens se soucie de la vérité ? … pour atteindre le but élevé qui est le nôtre, et qui sert aussi bien son intérêt… mais qu'elle est incapable de comprendre! J'ai frappé à la porte de la bêtise et de la crédulité humaine. J'ai misé sur l'appétit de jouissance et les désirs égoïstes des hommes. Les portes se sont ouvertes toutes grandes devant moi. Je suis devenu un prophète populaire…”. Quel but eleve? La domination du monde!: ” Aussi la suprématie appartiendrait-elle à celui qui tiendrait tous les souverains du monde enchaînés par la peur. Mais pour être efficace la peur doit se donner de grands moyens”.


Vladimir Bartol brosse le tableau d'un fanatisme, d'un totalitarisme, qui sert un homme, ou une poignee d'hommes, a tenir sous leur coupe de nombreux autres, qui ne sont qu'instruments a leurs yeux, et dont ils se servent sans scrupules pour atteindre un pouvoir supreme. Il choisit comme cadre et comme epoque la Perse de la fin du XIe siecle, ou se meuvent d'illustres hommes d'etat comme Nizam el Moulk, de grands lettres et poetes comme Omar Khayyam, et aussi le sinistre Hassan qui, ayant fait d'Alamut son repaire, fut connu comme “le vieux de la montagne". Il a de belles pages pour decrire ces hommes, leurs pensees, leurs actes et leurs destins. Il decrit magnifiquement les lieux ou ils se meuvent, villes et campagnes, detaillant specialement Alamut et ses environs. L'endoctrinement, le lavage de cerveau des jeunes fedayin est longuement suivi, en plusieurs chapitres. D'autres sont consacres a l'etablissement de jeunes esclaves vierges dans le jardin cache derriere la forteresse, pour qu'elles servent de “houris" paradisiaques aux fedayin drogues. le tout sert tres elegamment la trame du livre, et son message, habilement masque par un passe historique et geographique lointain, peut etre lu comme une critique, une attaque, aux endoctrinements de son temps (le livre est publie en 1936), nazisme, fascisme, communisme, qui s'avereront tres vite encore plus funestes que l'ismailisme du vieux de la montagne.


Mais these ou pas these, message ou pas message, ce livre est d'une lecture prenante. de belles descriptions, des dialogues interessants, et beaucoup d'action, de peripeties, de rebondissements. Oui, un captivant roman historique de caftan et de cimeterre. Pour adultes (pour que les vieux adultes se sentent jeunes adultes).

Commenter  J’apprécie          5810
Alamut… Malgré les siècles écoulés depuis sa destruction par les armées mongoles, le nom de la célèbre forteresse n'en conserve pas moins toutes ses sinistres résonnances. Taillée à même la roche des montagnes, elle fut le siège pendant presque deux cents ans de la fameuse secte ismaélienne des Assassins – ou Assassiyoun – qui fit trembler de frousse sur leurs trônes les plus puissants monarques des XIe et XIIe siècles. Même aujourd'hui « le Vieux sur la montagne » et ses tueurs fanatiques et intoxiqués au hashish conservent leur aura de terreur mystique, cette célèbre invincibilité ne pouvant naître que de la foi la plus féroce et la plus intransigante. Mais au fond qu'était vraiment la secte des Assassiyoun ? Au prix de quelles manigances, de quelles manipulations cyniques et brillantes, sa légende fut-elle forgée ? C'est sur ces questions que se penche le romancier Vladimir Bartol en remontant aux sources mêmes du mythe.

Nous sommes en 1090 et Hassan ibn al-Sabbah vient de s'emparer par la ruse de la forteresse d'Alamut, au nez et à la barbe de sultan de Bagdad. de cette plate-forme, il s'apprête à lancer une entreprise qui ébranlera tout le monde musulman, du Caire à Damas. Grande ambition que d'espérer dominer le monde quand on ne possède qu'une poignée de guerriers et deux ou trois châteaux ! Mais al-Sabbah possède entre ses mains un atout redoutable : au sein des montagnes qui cernent Alamut, il a fait creuser dans la pierre des merveilleux jardins et, dans ses jardins, enfermer de splendides esclaves toutes plus voluptueuses les unes que les autres. Il peut ainsi envoyer ses adeptes – drogués préalablement jusqu'au yeux – goûter aux délices de ce qu'ils pensent être les jardins d'Allah. Persuadés d'avoir séjourné au Paradis, les jeunes gens n'auront plus qu'un désir : y retourner le plus vite possible en mourant pour la sainte cause de l'ismaélisme. Et que ne pourrait pas faire un homme décidé et habile avec une meute de jeunes martyrs enragés à ses ordres… ?

La moindre des choses est de dire que « Alamut » m'a grandement et très agréablement surprise. En l'ouvrant, je m'attendais à lire un récit d'aventure, bourré de rebondissements, de coups de poignards et de jeunes houris dénudées, mais le roman de Vladimir Bartol s'est révélé bien plus que cela ! Fable politique et philosophique, « Alamut » nous offre également une analyse des dessous d'une dictature absolument renversante d'intelligence (il ne faut pas oublier que le roman a été écrit en 1938 quand l'Europe n'avait guère de raisons de plastronner de ce côté-là…). Une grande partie du roman est en effet consacré à l'endoctrinement des jeunes fedayin destinés à devenir des assassiyoun : un vrai cours de manipulation des masses en dix leçons ! Avec ironie, mais aussi compassion et pitié, Bartol dissèque le processus de fanatisation d'un petit groupe d'individus, pourtant cultivés et intelligents. Des thématiques, hélas, toujours d'une attristante actualité.

Autre coup de génie de l'auteur : la caractérisation du personnage central du roman, l'imam Hassan ibn al-Sabbah – entré dans la postérité sous le pseudonyme du « Vieux sur la montagne ». Loin de le présenter comme un fou de Dieu assoiffé de sang, Vladimir Bartol en a fait un septique ! Et pas un agnostique indécis, attention : un athée pur et dur dont la seule doctrine pourrait être résumée par « Rien n'est vrai, tout est permis » – je n'invente pas, je cite. Plus charlatan que fanatique, plus illusionniste que prophète, cet homme aussi brillant que cynique a vite compris qu'aucune puissance ne peut égaler celle de la foi… à condition que celle-ci soit solidement contrôlée par des mains pragmatiques. « J'ai frappé à la porte de la bétise et de la crédulité des gens ; de leur concupiscence, de leurs désirs égoïstes. Et les portes se sont ouvertes en grand. » clame-t-il devant un disciple effaré. Il y a quelque chose d'infiniment fascinant à voir cet escroc de génie tissait sa propre légende, entrelaçant complots, machinations et subtiles manipulations avec la dextérité d'un artisan accompli. Ai-je déjà confessé que j'étais charmée par les salopards astucieux ?

Roman politique, récit d'aventure, fable philosophique… « Alamut » est donc une oeuvre complète, un livre à lire et à recommander sans restriction ! (Et pas de chance, mon exemplaire appartient à un copain – rien qu'à l'idée d'avoir à le rendre, je me sens déjà un peu orpheline…)
Commenter  J’apprécie          505


critiques presse (1)
Lexpress
09 novembre 2012
Voici, sous une plume rougie au fer de la satire, la description quasi clinique de ce qui se trame dans les fiefs islamistes d'aujourd'hui, comme si la fiction devançait les monstruosités de l'Histoire.
Lire la critique sur le site : Lexpress
Citations et extraits (111) Voir plus Ajouter une citation
Après le dîner Ibn Tahir, n'en pouvant plus de fatigue, renonça à accompagner les autres dans leur promenade du soir. Il se retira au dortoir et s'allongea sur sa couche. Il mit du temps avant de pouvoir fermer les yeux. Tout ce qu'il venait de vivre depuis son arrivée à Alamut défilait devant ses yeux en une succession d'images violentes. L'affable dey Abu Soraka et le sévère capitaine Minutcheher lui rappelaient encore tant soit peu la vie extérieure. Mais l'énigmatique et bizarre Al-Hakim, et le dey Abdul Malik, doués tous deux de si prodigieuses facultés, et plus encore peut-être le mystérieux et sombre dey Ibrahim l'avaient introduit dans un monde entièrement nouveau. Et il commençait déjà à se rendre compte que ce monde nouveau avait ses lois propres, strictes et inflexibles; qu'il était organisé et dirigé de l'intérieur, de dedans vers le dehors, achevé et se suffisant à lui-même, logique et sans faille. Il n'y entrait pas sur la pointe des pieds. Il s'y trouvait projeté avec une brutalité inouïe. Et maintenant il y baignait tout entier. Oui, hier encore, il était là-bas, de l'autre côté. Et aujourd'hui, il le sentait bien, il appartenait tout entier à Alamut.
Une tristesse profonde s'empara de lui, car il avait dit adieu à tout un monde. Il avait l'impression que le chemin du retour lui était à jamais barré. Mais il sentait dans le même temps s'éveiller en lui l'impatience grisante du lendemain, la curiosité passionnée des mystères qu'il devinait partout autour de lui, et la ferme volonté de n'être en rien inférieur à ses compagnons.
- Me voici donc à Alamut, dit-il à haute voix pour lui-même. Qu'ai-je donc encore à regarder en arrière?
Cependant il évoqua encore une fois en pensée le souvenir de la maison natale, de son père, de sa mère, de ses soeurs. Et il leur dit adieu dans le secret de son coeur. Après quoi ses songeries s'embrumèrent, et il s'endormit dans une heureuse attente de l'inconnu.
Commenter  J’apprécie          110
-- ... Ce ne sont point les choses en elles-mêmes qui nous rendent heureux ou malheureux, rêvait Hassan à voix haute, tandis que ses deux amis l'observaient, allongés sur les coussins... mais seulement l'idée que nous nous en faisons, et les fausses certitudes dont nous nous flattons. L'avare cache son trésor dans quelque endroit ignoré de tous : il simule la pauvreté en public mais jouit en secret de se savoir riche. Un voisin découvre la cachette et lui prend son trésor... Cela empêche-t-il le ladre de jouir de sa richesse tant qu'il n'a pas découvert le vol ? Et si la mort le surprend avant qu'il ait eu vent de son infortune, il rendra le dernier soupir avec l'heureux sentiment de posséder le monde ! Il en ainsi de l'homme qui ne sait pas que sa maîtresse le trompe. S'il ne le découvre pas, il continuera de goûter en sa compagnie des instants exquis. Supposons maintenant que son épouse chérie soit la fidélité même, mais que des lèvres mensongères parviennent à le persuader du contraire... il subira les tourments de l'enfer. Ce ne sont donc ni les choses ni les faits réels qui font le départ entre notre bonheur et notre malheur, mais seulement les représentations que nous propose notre conscience vacillante. Chaque jour nous révèle à quel point ces représentations sont mensongères et trompeuses. Notre bonheur ne repose sur rien de solide. Et combien peu justifiées sont souvent nos plaintes ! Quoi d'étonnant que le sage soit indifférent à l'un comme aux autres... et si seuls les rustres et les imbéciles peuvent jouir du bonheur !
Commenter  J’apprécie          110
Protagoras disait que l’homme est la mesure de toute chose. Ce qu’il perçoit existe, ce qu’il ne perçoit pas n’existe pas. Dans les jardins, nos trois garçons, leur corps, leur âme et tous leurs sens vont jouir du paradis. Le paradis existe donc pour eux. Toi, Buzruk Umid, tu t’indignes de la supercherie dans laquelle j’ai attiré les fedayin. Ce faisant, tu oublies que nous sommes nous-mêmes victimes des illusions de nos sens. Dans ce domaine, je ne serai en rien pire que cet être supposé au-dessus de nous qui, comme l’affirment les différentes religions, nous a créés. Démocrite savait déjà que nous sommes victimes de nos sens. Pour lui, il n’y a ni couleurs, ni sons, ni douceur, ni amertume, ni froid, ni chaleur mais seulement des atomes et de l’espace. Et Empédocle a constaté que seuls nos sens assurent la liaison avec notre savoir. Ce qui n’est pas en eux n’est pas non plus dans notre pensée. Si nos sens mentent, comment notre connaissance, qui procède d’eux, pourrait-elle être juste ? Regardez ces eunuques dans les jardins ! Ils ont les mêmes yeux que nous, la même bouche et les mêmes sens. Et pourtant ! Une petite mutilation de leur corps a suffi pour que leur image du monde change fondamentalement. Qu’est pour eux le parfum enivrant d’une peau de jeune fille ? une odeur repoussante de peau en sueur. Et le contact des seins fermes d’une vierge ? la sensation désagréable d’un membre étranger adipeux. Et l’accès secret au summum de la volupté ? un drain malpropre. Telle est, vous le voyez, la fiabilité de nos sens. L’aveugle n’a que faire de la beauté colorée d’un jardin en fleurs. Le sourd est inaccessible au chant du merle. Le charme des vierges n’excite pas l’eunuque. Et le nigaud se moque de toute la sagesse du monde.
Commenter  J’apprécie          70
"Il existe des gens pour qui la planète entière est une prison.

Qui voient l'espace infini du monde, les millions d'étoiles et de corps célestes étrangers dont l'accès leur est fermé pour toujours.

Cette conscience fait d'eux les plus grands esclaves du temps et de l'espace."
Commenter  J’apprécie          370
"Il me semble, poursuivais-je alors après un instant de réflexion, que plus personne aujourd'hui ne courrait de gaîté de cœur à la mort sur la seule promesse d'entrer ensuite au paradis." - "Les peuples aussi vieillissent, répondait-il, l'idée du paradis s'est émoussée dans l'esprit des gens et ne suscite plus l'exaltation de jadis. Les gens n'y croient plus que par paresse, par crainte de devoir s'accrocher à quelque chose de nouveau. " - Tu penses par conséquent que, de nos jours, le prophète qui annoncerait le paradis aux multitudes pour les gagner à sa cause tomberait à côté ?" Omar souriait : "Tout à fait à côté. Car un même flambeau ne brûle pas deux fois, pas plus que refleurit la tulipe fanée. Le peuple est content de ses petites aises. Si tu n'as pas la clef qui lui ouvre le paradis de son vivant, il vaut mieux abandonner toute idée de devenir son prophète."
Commenter  J’apprécie          110

autres livres classés : littérature slovèneVoir plus
Les plus populaires : Littérature étrangère Voir plus

Lecteurs (1516) Voir plus



Quiz Voir plus

Jésus qui est-il ?

Jésus était-il vraiment Juif ?

Oui
Non
Plutôt Zen
Catholique

10 questions
1816 lecteurs ont répondu
Thèmes : christianisme , religion , bibleCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..