La maison que nous avions choisie pour vivre finissait par nous ressembler. Elle devenait peu à peu le foyer, l'espace accordant à ses occupants un repos qui est d'avantage que la paix, un équilibre dont les effets sont plus durables que le simple confort. Je contemplais, de loin, ce beau navire parmi les arbres.
Bien souvent, la petite véranda servait d'observatoire.
J'y attendais, le coude appuyé sur un coussin, la venue de météores, d'oiseaux ou de saisons J'y ai beaucoup secrètement veillé M. Je m'émouvais de cette jeune femme endormie en plein jour sur un divan, abandonnée sans le savoir aux bruits de feuilles et à ma surveillance d'astronome ou d'ornithologue.
Nous vivions là une existence modeste sans être dépouillée, tranquille mais non pas imperturbable. La vie était traversée de ces patients avantages que goûtent les gens capables de se passer longtemps d'autrui. Il m'arrive de croire que cette maison est le lieu au monde où j'aurais approché de plus près l'espèce d'absolu dont l'âme elle-même est la gardienne, ou la productrice.
J'ai davantage lu dans cette maison que dans toutes celles que j'ai habitées. L'homme qui lit est exposé à tous les vents : il accepte pendant quelques heures de ne plus se fier à ce refuge que sont les objets coutumiers, les lieux et les êtres connus. Le frémissement d'une tenture, le craquement léger d'un mur éclaboussé de lumière me rendaient plus qu'ailleurs cette solidarité des choses.
Je n'ai longtemps jugé les humains qu'à leur âme. Un autre indicateur s'est pourtant peu à peu imposé. À partir d'un certain moment, chaque fois que j'ai voulu mieux connaitre un homme, j'ai cherché à mieux connaitre sa maison. Le chambranle surmonté d'un bouquet de dahlias séchés, la table volontairement placée dans la lumière ou au contraire laissée dans l'ombre m'informaient mieux que le plus sensible des aveux. Les jardins aussi m'ont instruit. Le lilas sous lequel dormait un chat était toujours beau. C'était souvent sous les arbres que je voyais la peine des hommes s'apaiser. Je la devinais bientôt se changer en souvenirs, quitter le domaine particulier du coeur pour lentement entrer dans l'histoire plus générale de la destinée humaine.
J'aurai vu ton corps changer, se recomposer sans cesse comme un paysage. Le temps était ton sculpteur. J'aimais cette autorité qui ajoutait aux lignes, aux arcs et aux angles une part d'attrait inconnue de la jeunesse. Peu à peu, la joliesse machinales des jeunes années s'en est allée. Quelque chose de mieux lui a succédé, une élégance, une aisance dans la simplicité. J'ai bien regardé : je t'ai trouvée plus belle à cinquante précisément parce que je voyais sur ton corps les effets du temps, et que le temps pour moi fut toujours un professeur de beauté. Je t'observais tout d'un coup placer dans l'ordre les grands mobiles de ta vie. Je sentais que ton corps lui-même t'y poussait. Ce mouvement était celui d'une plante qui , pour croître encore, se tourne par degrés vers la lumière. On peut bien, si on le veut, expliquer la beauté des êtres en vertu de leur seule apparence. J'ai supposée qu'au fur et à mesure qu'on avance en âge, l'âme s'extériorise et transmets au corps au moins un peu de son caractère. J'arrivais à cette opinion lorsque, certaines nuits, la joue que je frôlais me semblait aussi délicate que cette âme aussi souvent entraperçue, blottie entre deux de tes pensées.
Je me souviens de ces soirées d'enfance où, vers huit heures, la lumière du jour commençait à descendre sur les choses. Je cessais mes jeux et m'accordais alors quelques furtifs instants d'une joie plus forte que ma pensée. J'appelais ma mère pour lui demander de partager avec moi ce moment de pure attention. Elle se pliait avec tendresse à ce caprice d'un enfant qui, déjà, s'étonnait et se blessait de ce que la beauté du monde ne suscite autour de lui qu'un intérêt médiocre.J'en voulais à ceux qui, trop en proie aux agitations extérieures, ne voyaient pas le touchant rappel que nous font sans cesse la terre et le ciel... Je ne cesserai plus d'être fasciné par les choses aperçues sur la terre et par cette vacillation d'un ciel qui, on dirait, ne sait pas à quoi se suspendre.
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