Que n'a pas été
Beaumarchais au cours de sa vie ? Lui qui fut tour à tour horloger, inventeur, professeur de musique, espion, ambassadeur, marchand d'armes, homme d'affaires, financeur de la guerre d'indépendance américaine, contrôleur de la démolition de la Bastille, plaideur, promoteur du droit d'auteur, éditeur
De Voltaire, auteur, tant pour le
théâtre que pour l'opéra, et même, même,
Beaumarchais ! Car, bien évidemment, il n'est pas né
Beaumarchais mais simplement Caron et c'est à son industrie qu'il dut d'obtenir ce titre par lequel il est connu et reconnu de nos jours.
Ce nom, au demeurant, « Caron de
Beaumarchais » n'est pas dénué d'une certaine ironie. Caron, c'est-à-dire charron et
Beaumarchais, sachant que le mot « marchais » est une forme altérée du mot marais. Bref, « charron de beau marais », c'est vrai, qu'il y avait de quoi s'embourber ! ce qu'il ne manqua pas de faire à plusieurs reprises et qui faillit plus d'une fois lui coûter la vie, à tout le moins la liberté, lui qui fréquenta régulièrement les prisons et dut s'exiler plus souvent qu'à son tour.
Il l'évoque d'ailleurs à demi-mots ce destin mouvementé, dans la sublime scène 3 de l'acte V, par la bouche de Figaro. Celle où il lui fait dire que « sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur », tirade dont je ferais volontiers ma devise si elle n'était outrageusement salie, meurtrie, dévoyée, éviscérée par un odieux journal de droite propriété du groupe Dassault, lequel fait ses choux gras de la vente d'armes aux pires régimes de la planète, de l'Inde à l'Arabie saoudite en passant par l'Égypte, Émirats arabes et consort.
Beaumarchais aussi vendait des armes, certes, mais c'était aux Américains qui combattaient alors pour gagner leur indépendance. Nuance. Ah ! fi Dassault ! fi Dassault ! fi Dassault !
Dans cette même scène, l'auteur rappelle un peu plus bas le défaut de liberté de la presse. « Je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi […] un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. »
Aïe ! mon coeur ! que j'ai mal à ma liberté de la presse ! que j'ai mal à ton esprit,
Beaumarchais, quand je lis ce qu'est devenu ce satané Figaro, ce torchon inique et sirupeux qui n'a plus de journal libre que le nom, ce ramassis de journalistes bourgeois capitalistes, léchant invariablement le croupion de la finance et des actionnaires, rédigeant des articles crachant sur le petit et toujours partants pour faire une mauvaise guerre, pourvu qu'elle soit profitable.
Dans mes cauchemars, je revois avec horreur l'exécrable bouche en cul de poule de Jean d'Ormesson, roucoulant avec sa voix de fausset, le mot « Figaro » comme une ponctuation maladive à chacune de ses fins de phrases. Quand je regarde l'allure et la déontologie de certains de ses contributeurs actuels, aïe ! que j'ai mal à la langue vive et frétillante
De Beaumarchais, que j'ai mal à l'esprit d'indépendance, que j'ai mal à l'honnêteté intellectuelle, que j'ai mal à tout ce qui devrait constituer les bases élémentaires d'un journal digne de ce nom. Ah ! fi garrot ! fi garrot ! fi garrot !
Ah, si une fois, rien qu'une fois,
Le Figaro prenait « la liberté de blâmer » les surprofits, les malversations, les trafics d'influence, les montages et paradis fiscaux, l'absence d'empathie des gros bonnets de la finance face à la souffrance qu'ils génèrent au sein de leurs propres groupes et vis-à-vis de leurs malheureux salariés, exploités, éreintés, étrillés, essorés, ah, rien qu'une fois, j'accepterais « l'éloge flatteur » qu'il ne cesse d'adresser à longueur de pages à ces mêmes gros bonnets pourris et indécents du capitalisme mondial.
Voilà comment l'on passe
De Beaumarchais, triomphe du labeur (avec un peu d'intrigue) et de la méritocratie, au Figaro, triomphe des rentiers (beaucoup d'intrigue et peu de travail, merci les contrats d'État) et des héritiers. Triste farce ! Triste France !
Mais il est un autre aspect qu'aborde
Beaumarchais dans cette pièce sous la houlette d'abord de Marceline et qui concerne la condition féminine. Passage qui fut, en son temps, censuré, on se demande bien pourquoi, d'ailleurs… Jugez plutôt :
« Je n'entends pas nier mes fautes, ce jour les a trop bien prouvées ! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste ! J'étais née, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui peut-être en sa vie a perdu dix infortunées !
[…]
Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes ! c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.
[…]
Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire : leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! Ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié ! » Acte III, Scène 16.
« Ah ! quand l'intérêt personnel ne nous arme point les unes contre les autres, nous sommes toutes portées à soutenir notre pauvre sexe opprimé, contre ce fier, ce terrible… et pourtant un peu nigaud de sexe masculin. » Acte IV, Scène 16 également.
Mais c'est aussi et surtout par la bouche de Suzanne, la promise de Figaro, que l'auteur nous interpelle à la toute dernière scène de la pièce : « Qu'un mari sa foi trahisse, Il s'en vante, et chacun rit ; Que sa femme ait un caprice, S'il l'accuse on la punit. de cette absurde injustice Faut-il dire le pourquoi ? Les plus forts ont fait la loi… » (Ce sera d'ailleurs le sujet de la pièce ultérieure de l'auteur,
La Mère coupable.)
Car oui, il est bien là, et, presque, uniquement là, le sujet du Mariage de Figaro. À longueur de pièce,
Beaumarchais s'insurge d'un état de fait, d'une injustice : le comte ne cesse de vouloir coucher à droite à gauche, trouvant cela très bien, très normal, très anodin — un peu de compréhension mesdames, voyons, un peu de modernité, que diable, la bagatelle n'a jamais tué personne —, par contre, sitôt qu'un drôle s'avise de tourner autour de sa comtesse, alors là, ça n'est plus du tout amusant, c'est même très, très, très mal, fort pendable, absolument odieux, scandaleux, intolérable, vous pensez bien.
Aussi, Suzanne, Figaro et la comtesse n'auront-ils de cesse de vouloir faire capoter les plans de cuissage du comte, tout en essayant de lui faire pousser des cornes longues comme ça, histoire de lui faire comprendre deux ou trois choses sur l'existence…
Dans sa préface,
Beaumarchais assume que, selon lui, le
théâtre a vocation à divertir et éduquer ; voilà rigoureusement ce à quoi il s'astreint. Il concocte donc une pièce bien burlesque, truffée de gags (certains très réussis, d'autres parfois un brin lourdingues, mais passons), avec des quiproquos, des bouffons, des situations légères et croustillantes, qui ne sont plus tout à fait
Molière et pas encore Feydeau.
Ça, vous l'avez compris, c'est pour le volet divertissement, et le comte y passera magistralement pour un magistral dindon, tandis que les valets de chambres, Figaro et Suzanne, sont eux les grands finauds de la farce. Ça, vous vous en doutez, c'est plus le volet éducation, car dans son infinie modestie, l'aristocratie d'alors (de même que la haute bourgeoisie de maintenant) s'estime incomparablement plus intelligente et rusée que la valetaille. Quant à l'injustice faite aux femmes, j'en ai déjà parlé plus haut ; notons simplement qu'à ce titre, la comtesse et Marceline ne s'en sortent pas trop mal non plus.
Bon, c'est bien tout ça, c'est plaisant, c'est alerte, c'est bien tourné, ça s'avale tout seul, mais ça ne casse pas non plus trois pattes à un canard dinde. Donc, en ce qui me concerne, une belle impression, mais pas ma pièce favorite du
théâtre français, ni même du XVIIIème siècle. Au reste, (non pas Oreste), au reste, donc, ça n'est là que le fruit de mon éructation, une figue à rots, un avis libre et faiblement blâmeur, mesuré dans la flatterie de son éloge, qui n'est que le malheureux émissaire de mon propre point de vue, c'est-à-dire, pas grand-chose.