Mais qui est Gérard dont le monologue constitue le récit ? D'une seule traite, il s'adresse à Aman, réfugié érythréen qu'il héberge visiblement temporairement, et dont il s'assure régulièrement de l'écoute tout en doutant de sa capacité à comprendre les arcanes de sa pensée « occidentale » … D'ailleurs Aman ne pipe mot, on n'est d'ailleurs pas certain qu'il puisse suivre le rythme, à la fois de l'apéro qui s'éternise et de celui des anecdotes que Gérard convoque à tour de bras, brassant tout un monde, celui de
Saint Jean des oies, petite bourgade de Vendée dont on découvre la géographie sociale imaginaire mais solidement ancrée dans les traditions, le quand dira-t-on et la précarité.
Chez Gérard Aireaudeau, on attend Marianne, une députée socialiste que le narrateur a rencontre par hasard et qui voulait parler à des vrais gens … Alors Gérard a fait sa sélection pour un repas extraordinaire chez lui, Annie, sa femme est d'ailleurs en train de faire des frites. Et Gérard les présente de digressions en digressions : en tête, son frère Dédé, qui a repris l'héritage familial, l'hôtel construit par les parents, édifice moyennement rentable mais qui tient debout par la force du travail. Et le travail, c'est pas la santé. Il faut dire qu'on trinque beaucoup dans le bocage vendéen de Gérard … ( je ne sais pas comment ce livre a été reçu dans le pays du Puy du fou et
De Villiers parce qu'on est loin, mais très loin de l'affichage propagandiste de la chouannerie !)
Gérard, c'est le café du commerce et la philosophie anti consumériste pour les nuls à lui tout seul. Ses histoires fleurent toutes les banalités et les généralités d'une pensée immobile et recluse sur elle même, la France qui fout le camp ma bonne Dame, mais elles fleurent seulement, car sous ses faux airs de beauf ordinaire, dont il semble avoir toutes les valeurs, mais en fait, non, Gérard, c'est la contradiction ordinaire incarnée, tour à tour naïf, rétrograde, tolérant ( sa fille Justine serait homo que ça ne le gênerait pas plus que cela, finalement …), lucide, placide, résigné et fort en gueule, il étrille son monde de petites gens en une galerie de portraits dont la banalité est cinglante, drôle et parfois tragique. Les vrais gens ne sont pas ordinaires, et Gérard balance leur soumission aux patrons, l'apolitisme, les absurdités administratives, les délégués syndicaux planqués, les petites révoltes, les entourloupes prolétariennes, le réseau informatique de l'ANPE qui empêche les petits chômeurs de chômer tranquille, le bio qui fait grincer des dents dans un monde où le tracteur est encore le roi du surendettement des paysans, qui pourtant continuent de ne jurer que par lui. Gérard les passe à la moulinette de sa revue faussement naïve et jubilatoire pour le lecteur.
Ces figures pittoresques que Gérard met en scène dans leurs fragilités, leurs lâchetés et leurs petits héroïsmes, il y en a trop pour les évoquer, je retiens quand même la délicatesse de celle du petit Gilles, homme à tout faire de la châtelaine, tombé amoureux d'une danseuse de cirque dont il attendra le retour, la loterie des charrettes de licenciement, l'hypocondriaque Christian auquel le bon docteur fournit quelles nouvelles idées, sa femme Corinne, qui « s'en sort » grâce à la Mie câline, « petit bijou du génie vendéen », le fils de Gérard, qui, malgré sa connaissance des rapaces, refuse de « se vendre » au bénévolat des spectacles du Puy du fou …
Gérard, lui, il a tout fait, abattoirs, charcuterie, soudeur de tube, vendeur ambulant de surgelés de luxe, sillonnant les routes bordées de supermarchés où le parfum rhum raisin est vendu deux fois moins cher … Mais il n'a jamais quitté son coin, sauf avec la chorale pour une tournée épique en Ukraine, ni sa femme Annie, ni son petit monde, il compte bien le raconter à Marianne, même si il se fait peu d'illusion. Marianne qui n'arrive toujours pas d'ailleurs, ni les vrais gens …
Alors, comme Aman, peut-être, on écoute Gérard, ses bons mots et ses circonvolutions au vitriol ordinaire. On en profite, l'occasion est trop belle de sourire un peu jaune, quand même …
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