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Critique de colimasson


Molloy est le premier roman d'une trilogie qui se poursuit avec Malone meurt et l'Innommable.

Beckett en dramaturge et Beckett en romancier sont deux auteurs qu'on ne lit pas de la même façon. Si les pièces de théâtre de Beckett se lisent sans grande difficulté, ses romans requièrent plus d'attention.
La structure est déboussolante. On suit tout d'abord le personnage de Molloy, vagabond errant sans but dans un monde dépeuplé. Les seules rencontres qu'il effectue ont lieu dans le creuset de sa mémoire. Il s'agit une fois de sa mère, monstre sans visage auquel Molloy essaie d'échapper, sans y parvenir toutefois à cause de la solitude qui le ronge et de l'acharnement dont il fait preuve à vouloir réussir là où l'espoir du triomphe est impossible.

« Malheureusement ce n'est pas de cela qu'il s'agit mais de celle qui me donna le jour, par le trou de son cul si j'ai bonne mémoire. Premier emmerdement. […] / Ma mère me voyait volontiers, c'est-à-dire qu'elle me recevait volontiers, car il y avait belle lurette qu'elle ne voyait plus rien. Je m'efforcerai d'en parler avec calme. Nous étions si vieux, elle et moi, elle m'avait eu si jeune, que cela faisait comme un couple de vieux compères, sans sexe, sans parenté, avec les mêmes souvenirs, les mêmes rancunes, la même expectative. Elle ne m'appelait jamais fils, d'ailleurs je ne l'aurais pas supporté, mais Dan, je ne sais pourquoi, je ne m'appelle pas Dan. »

On retrouve dans ce roman le même désespoir qui surplombe les oeuvres principales de Beckett : En attendant Godot ou encore Fin de partie. Les relations humaines sont dénuées de sens. Elles se prêtent seulement à un jeu de rôles où chacun est contraint de simuler des sentiments qu'il ne ressent pas. le dégoût, la haine viscérale de l'autre, surgissent dans chaque paragraphe dans lequel Molloy ressasse ses anciens souvenirs. Qu'il s'agisse d'une de ses femmes ou d'un chien, il ressent le même dégoût :

« Elle s'appelait du nom paisible de Ruth je crois, mais je ne peux le certifier. Peut-être qu'elle s'appelait Edith. Elle avait un trou entre les jambes, oh pas la bonde que j'avais toujours imaginée, mais une fente, et je mettais, elle mettait plutôt, mon membre soi-disant viril dedans, non sans mal, et je poussais et ahanais jusqu'à ce que j'émisse ou que j'y renonçasse ou qu'elle me suppliât de me désister. Un jeu de con à mon avis et avec ça fatigant, à la longue. Mais je m'y prêtais d'assez bonne grâce, sachant que c'était l'amour, car elle me l'avait dit. Elle se penchait par-dessus le cosy, à cause de ses rhumatismes, et je l'enfilais par derrière. C'était la seule position qu'elle pût supporter, à cause de son lumbago. Moi je trouvais cela naturel, car j'avais vu les chiens, et je fus étonné quand elle me confia qu'on pouvait s'y prendre autrement. »

« Elles avaient un aberdeen appelé Zoulou. On l'appelait Zoulou. Quelquefois, quand j'étais de bonne humeur, j'appelais Zoulou ! Petit Zoulou ! Et il venait me dire bonjour, à travers la grille. Mais il me fallait être joyeux. Je n'aime pas les bêtes. C'est curieux, je n'aime pas les hommes et je n'aime pas les bêtes. Quant à Dieu, il commence à me dégoûter. Accroupi, je lui taquinais les oreilles, à travers la grille, en lui disant des mots câlins. Il ne se rendait pas compte qu'il me dégoûtait. Il se dressait sur ses pattes de derrière et appuyait sa poitrine contre les barreaux. Alors je voyais son petit pénis noir que prolongeait une maigre tresse de poils mouillés. »

Beckett est un auteur qui m'interpelle énormément. Son sens de l'absurdité est poussé à l'extrême. Dans cette démarche, il me semble plus sincère et plus lucide que n'importe quel autre auteur. Il ne cherche pas à justifier ses actes par des motifs qui paraîtraient nobles aux yeux des autres. Jeté sur Terre pour accomplir une mission dont il n'a pas la connaissance et qu'il ne cherche pas à connaître, tout ce qui l'entoure est vidé de sens. Si ces personnages agissent malgré tout, c'est uniquement pour meubler le vide qui les entoure.

« Mais on change de merde. Et si toutes les merdes se ressemblent, ce qui n'est pas vrai, ça ne fait rien, ça fait du bien de changer de merde, d'aller dans une merde un peu plus loin, de temps en temps, de papillonner quoi, comme si l'on était éphémère. »

« Qu'il est difficile de parler de la lune avec retenue ! Elle est si con, la lune. Ca doit être son cul qu'elle nous montre toujours. On voit que je m'intéressais à l'astronomie, autrefois. Je ne veux pas le nier. Puis ce fut la géologie qui me fit passer un bout de temps. Ensuite c'est avec l'anthropologie que je me fis brièvement chier et avec les autres disciplines, telle la psychiatrie, qui s'y rattachent, s'en détachent et s'y rattachent à nouveau, selon les dernières découvertes. »

Dans la deuxième partie du livre, on suit Moran et son fils qui ont été chargés par Youdi de partir à la recherche de Molloy. Ici, moins de considérations existentielles. Moran représente la partie brute et vulgaire de Molloy, son penchant matérialiste, celui qui agit plus qu'il ne pense. On découvre ici une facette plutôt étonnante de Beckett qui ne transparaissait pas forcément dans ses pièces de théâtre. Ses digressions sexuelles et anales, caustiques à souhait, renforcent toute la sensation de dégoût qui suintait déjà dans la première partie. C'est jouissif, mais aussi complètement désespérant.

« […] il y a une chose que j'abhorre, c'est qu'on entre dans ma chambre sans frapper. Je pourrais être précisément en posture de me masturber, devant mon miroir Brot. Spectacle en effet peu édifiant pour un jeune garçon que celui de son père, la braguette béante, les yeux exorbités, en train de s'arracher une sombre et revêche jouissance. »

« As-tu chié, mon enfant ? dis-je tendrement. J'ai essayé, dit-il. Tu as envie ? dis-je. Oui, dit-il. Mais rien ne sort, dis-je. Non, dit-il. Un peu de vent, dis-je. Oui, dit-il. »

« […] je dois dire que je ne pensais plus guère à lui. Mais par moments il me semblait que je n'en étais plus très loin, que je m'en approchais comme la grève de la vague qui s'enfle et blanchit, figure je dois dire peu appropriée à ma situation, qui était plutôt celle de la merde qui attend la chasse d'eau. »

La vie vue à travers le regard de Beckett devient une raclure difficile à éliminer. Je ne sais pas s'il vaut mieux lire ce livre en étant soi-même de bonne humeur, afin de tolérer davantage les montées de désespoir qui le parcourent, quitte à en perdre sa bonne humeur, ou en étant de mauvaise humeur, mais Beckett est si convainquant qu'il risquerait vraiment de propager son désir de tout laisser tomber à son lecteur.

« Car en moi il y a toujours eu deux pitres, entre autres, celui qui ne demande qu'à rester là où il se trouve et celui qui s'imagine qu'il serait un peu moins mal plus loin. de sorte que j'étais toujours servi, en quelque sorte, quoi que je fisse, dans ce domaine. Et je leur cédais à tour de rôle, à ces tristes compères, pour leur permettre de comprendre leur erreur. »

Si ce livre m'avait déplu la première fois, à cause de ses passages déconstruits et de sa densité, il m'a plu à la seconde lecture pour les mêmes motifs. Cette oeuvre est d'une richesse que ses pièces de théâtre ne parviennent pas à égaler, c'est peu dire.
Cela fait du bien de lire des textes aussi dégoûtés pour les moments durant lesquels on se sent comme le Molloy ou le Moran de ce roman, alors que la plupart des choses autour de nous nous incitent à faire un effort permanent pour nous émerveiller de ce qui nous entoure. Si cette dernière démarche est louable, il faut être lucide : au quotidien, ce n'est pas le sentiment qu'on ressent le plus souvent. Et Beckett est là pour nous dire que nous ne sommes pas seuls à être dans cette situation.

« C'est le nom de votre maman, dit le commissaire, ça devait être un commissaire. Molloy, dis-je, je m'appelle Molloy. Est-ce là le nom de votre maman ? dit le commissaire, Comment ? dis-je. Vous vous appelez Molloy, dit le commissaire. Oui, dis-je, ça me revient à l'instant. Et votre maman ? dit le commissaire. Je ne saisissais pas. S'appelle-t-elle Molloy aussi ? dit le commissaire. S'appelle-t-elle Molloy ?dis-je. Oui, dit le commissaire. Je réfléchis. Vous vous appelez Molloy, dit le commissaire. Oui, dis-je. Et votre maman, dit le commissaire, s'appelle-t-elle Molloy aussi ? Je réfléchis. Votre maman, dit le commissaire, s'appelle -, Laissez-moi réfléchir ! m'écriai-je. »
Lien : http://colimasson.over-blog...
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