Avec une économie de moyen assez rare et une précision quasi-chirurgicale,
Nina Berberova dessine en quelques pages simples et fortes le portrait d'un homme, exilé russe à Paris, qui paraît assister à sa vie plutôt que de la vivre réellement. Entrainé par les événements, dénué d'affect, il possède pourtant un « désir vague ». Par « désir vague », j'entends qu'il poursuit un but, certes, mais sans se faire aucune illusion sur le changement que l'accomplissement de ce but apporterait à son existence. Il sait déjà que rien ne changera. Nulle volonté féroce dans ce désir, nul rêve naïf, nulle chimère, si bien que la force manque et que son errance paraît relever d'un ultime entêtement : se prouver à lui-même qu'il n'est pas encore mort.
Cet homme est intelligent et cultivé, sans agressivité, assez passif face aux événements, et possède un charisme doux qui attire les femmes. Deux d'entre elles vont tomber sous son charme, et lui-même, un instant hésitant et dubitatif, paraît croire qu'elles pourront peut-être le sauver et l'extraire du puits profond où il a été précipité. Jusqu'au moment où la cruelle vérité lui tape sur l'épaule pour lui rappeler qu'il n'en est rien. Il reprend alors son errance.
Au trois-quarts du livre seulement, on comprend que cet homme a vécu un drame insurmontable. Et ce n'est que vers la toute fin du roman que
Nina Berberova nous en livre les détails. Ce portrait d'un désespéré est remarquable, car il ne tombe pas dans le pathos, nous ne refermons pas le livre avec les yeux humides, nous ne nous apitoyons pas sur son sort. Il n'en a pas besoin, personne ne peut l'aider. Cet être humain a déjà quitté la vie. En un sens, il n'est plus des nôtres et, si nous le plaignons, nous ne craignons pas que son muet désespoir nous contamine.