«
Fleuve de cendres », c'est une symphonie à quatre personnages, qui, je ne sais pourquoi, me fait penser à la messe en si de Bach.
L'oncle Ossy, qui revient d'outre-tombe, rescapés des camps de concentration.
Ilsle la belle aux boucles d'or, toute en merveilles.
Chloé, aujourd'hui tellement tumultueuse, imprévisible et lunatique (on comprendra pourquoi), qui a aimé éperdument Isle .
Sarah, amoureuse de Chloé, mais qui souffre tellement de l'instabilité et l'imprévisibilité de cette dernière.
Mais il faudrait aussi compter la mer…
Véronique Bergen nous emmène dans les extrêmes de l'amour de la mort, avec une puissance d'expression que je n'ai jamais ressentie jusqu'alors dans mon long périple de lecteur. le style n'est pas d'un abord facile, tout en métaphores. Des rapprochements de concepts et mots osés, improbables, inédits, mais qui sonnent profondément, et qui me fait un peu penser à
Bénédicte Heim, mais en plus fort encore. L'écrivaine sait créer des images magnifiques pour dire l'amour et la lumière, mais tout autant l'horreur et la peine. Trop de superlatifs peut-être…
Comment donner témoignage le mieux possible sans ternir, sinon en rapportant quelques expressions choisies?
La mer
En fin d'après-midi il m'arrive de gagner la mer, lui récitant des poèmes que le vent emporte à dos de vagues.
La mer expérimentait des postures à la pointe de la plus extrême séduction, minaudant comme une chatte allume la nuit de ses désirs. Elle offrait sa nudité à nos regards borgnes, se cambrait, se délectait de ses derniers bijoux de sel.
Isle
La beauté d'Isle décrochait les étoiles avant de les poser sur mes lèvres.
La musique d' Isle, à tire-d'aile, peuplait la campagne de fées fantasques.
Le corps d'Isle avait la légèreté du vent; nous nous cachions dans les grands tuyaux d'orgue que formaient les fûts glabres des arbres, le présent recueilli au fond de nos paumes. C'était Isle qui faisait arriver les lendemains, les préludes de Bach sur mes lèvres, les bals où nos sourires les plus aériens allumaient une valse de lampions.
Chloë aime Isle
Nous ne voulions pas avoir (…) l'été sans la plage et ses rires de sable, la neige sans la berceuse des anges. Nous ramassions ce qui chutaient du poème, ce qui se condamnait à la non-lumière.
Isle, mon soleil, tapait en minuscule sur mon corps ce qu'elle ressentait en majuscule.
Sur la cambrure de ses reins, j'appuyais ma tête. Sur la cambrure de ses rêves, j'appuyai mon bonheur.
Nous balancions les quatre saisons au bout de l'alphabet de l'amour; nous ruisselions de songes exaucés.
Le violeur
J'ai fui la mort, les regards, les mains qui me déshabillaient pour me dissoudre dans leurs folies carnivores.
C'est de lui que sortait l'obscurité qui envahissait la clairière, lui qui faisait tomber le mur de gel en plein été, une large tombe dans des champs de renoncules.
Ossy.
Il écrivait sur de petits cahiers des poèmes en vers régulier, dans l'espoir que les mots pussent contenir la désagrégation des choses et que chaque réalité effondrée fut relevée par un nom.
Les camps d'extermination
Tirés de leur sommeil, gardant l'aube enroulé dans leurs plumes, les oiseaux s'échappent vers les pans d'ombre extérieures à cette grande fournaise.
Le matin s'est élevé, sans s'embarrasser de tout ceux qui avaient disparu depuis son dernier service, sans se soucier des hommes qui, jamais plus, ne verraient le lent ballet du soleil que sa venue promettait ; pour le lever le rideau nocturne, il n'était nul besoin de mains applaudissant l'ouverture du spectacle. Il suffisait à l'aurore d'étirer sa lumière encore engourdie aux quatre coins du ciel, le front chiffonné par les songes de la veille.
Un enfant enterre sa mère
Un garçonnet taillé dans la faim enterre sa mère au milieu d'un champ où glapissent des corbeaux. Il enterre d'abord le sourire qu'elle avait chaque matin, puis le chant qu'elle faisait couler sur ses joues endormies, il enfouit ensuite sa voix au grain clairsemé comme une branche de mimosa, il ensevelit le bonheur qui courait d'elle à lui, il couche sa peine à côté de la défunte.
Ambre parle de Chloë
Les inflexions étranges de sa voix trahissait cet habitant en contrebande allongé dans les sous-bois des phrases.
C'est en cette volonté de tenir coûte que coûte les rennes de son existence qu'elle en arrive à assassiner le léger, le lumineux. Non que Chloé soit ténébreuse, tournée vers la nuit, non qu'elle cultive des fleurs noires aux épines plus grandes que ses pétales. Mais, du sein de sa vitalité, elle n'hésite pas à piétiner les rayons de soleil qu'elle émet.
Elle aime les baisers hors temps, hors espace qui plongent nos langues dans une lumière tirant vers le rose.
Cependant, le dernier tiers du livre m'a été assez pesant, mon regard a survolé certaines pages; l'auteure s'attarde vraiment trop longuement sur la vie dans les camps de déportation (mais avec le même talent), donne divers listes de personnalités plus ou moins publiques qui y sont mortes, énumère les noms de ces camps de la mort, ainsi que ceux des tortionnaires nazis qui on trouvé des asiles très... compréhensifs...
Cependant, j'ai été trop enthousiasmé par cette pépite pour ne pas donner 5/5.
Pour moi, la plus belle découverte littéraire depuis deux ans, avec «La terre qui penche» de Caroline Martinez.