Faisant partie du fan-club de
Philippe Besson, je me suis précipitée sur ce livre que j'ai beaucoup aimé.
On est frappé d'emblée par cette rencontre entre deux êtres en souffrance, qui ne se connaissent pas mais se « re-connaissent ». Matthieu voit chaque jour Hélène quand il rentre de sa promenade dans Lisbonne écrasée par la chaleur, la moiteur. Elle est allongée, le regard dans le vide.
Il l'aborde presque malgré lui, sa souffrance l'attire car elle fait écho à la sienne : son mari est mort lors d'un séisme à San Francisco (et oui, « the big one » dont on parle tant a eu lieu), et on saura plus tard qu'il a perdu quelqu'un lui-aussi, son compagnon l'a quitté un jour sans prévenir et depuis il erre sur les traces de leur amour.
Elle se confie à lui, lui explique l'inexplicable : la mort, la façon dont on l'apprend lors d'une catastrophe comme celle-ci qui a fait des milliers de morts, le désarroi de ce qu'on appelle les cellules de crise, l'aide aux victimes. Comment aider des gens qui ont subi un tel traumatisme ? Comment trouver les mots ? Comment elle y a cru jusqu'au bout, est allée chercher son mari à l'aéroport. "Elle dit la blancheur de cet instant. Oui, la blancheur. Elle dit la seconde où elle apprend que celui qu'elle attend, n'arrivera pas, qu'il n'est jamais parti". P 48
Elle parle du deuil impossible puisque, officiellement il est « porté disparu », administrativement il n'est pas mort. Peut-on faire le deuil, quand on n'a pas le corps de l'autre, dans un cercueil, ou une urne ? C'est tellement dématérialisé, abstrait…
Il y a le deuil impossible à faire et en face le déni en l'absence de corps.
Elle raconte la lourdeur des démarches qu'elle fait étape par étape, de manière automatique, l'alternance entre l'espoir et la réalité.
Bien sûr le compagnon de Matthieu n'est pas mort, il a mis fin de façon brutale à leur relation et il le cherche dans Lisbonne, au gré de rencontres improbables, comme si, multiplier les expériences sexuelles pouvait faire oublier l'absent. Est-ce seulement la mort qui donne le droit de prétendre à faire le deuil ?
Ils ont perdu un être cher, tous les deux, ils souffrent de l'absence de l'autre, et peu à peu, ils s'ouvrent l'un à l'autre, sans pudeur. Ils peuvent enfin mettre des noms sur leurs émotions, leur chagrin. L'autre peut comprendre, mieux que les proches, car ils parlent le même langage. Ils s'interrogent tous deux sur la souffrance, y-a-il des degrés de souffrance, une hiérarchie ? Certaines douleurs ont-elles plus de valeur que d'autres ?
D'ailleurs, on dit souvent que l'autre est parti, même lors d'un décès comme si le mot mort était impossible à prononcer. "Un disparu est un disparu. Peu importent les circonstances de la disparition. A la fin, ce qui compte, c'est qu'on est seul, affreusement seul. Dépareillé". P 66
Ils se disent l'absence de l'autre, le manque, le peu de choses que l'on sait finalement sur l'autre, mais aussi comment on survit, parce qu'il s'agit davantage de survie ; « Ça fait des miracles le corps, quand ça refuse de mourir. » P 72
Il y a une scène très belle, quand ils visitent le cimetière, le jour de son anniversaire de mariage, les veuves toute habillées de noir qui regardent d'un air étrange ces touristes en ballade dans un lieu touristique… "Mais Hélène s'accroche à son bras et dit sa sororité avec les veuves portugaises, alors il redresse la tète et promène les yeux sur les tombes grises et blanches, sur les arbres et les bosquets qui font de ce lieu de mort une sorte d'oasis". P 129
Ils se confient l'un à l'autre, probablement parce qu'ils ont peu de chance de se revoir par la suite, mais aussi parce que chacun sait presque intuitivement ce que l'autre ressent, alors pas besoin de mots superflus, d'attitudes plus ou moins composées. On sait très bien qu'il n'y aura pas une histoire d'amour entre eux, mais un lien très fort se noue, une sorte de fraternité. ce sont des compagnons d'infortune.
Et bien sûr, il y a un troisième personnage : Lisbonne, sa moiteur, la chaleur de l'été, l'ambiance si particulière, une histoire mélancolique dans la ville de la « Saudade », et l'on entendrait presque
Amalia Rodrigues en tendant l'oreille… une atmosphère qui m'a fait penser au journaliste Pereira qui transpire en arpentant la ville et en buvant citronnade sur citronnade pour tenter d'étancher sa soif, en 1938, sous la dictature de Franco (« Et
Pereira prétend » très beau livre de l'auteur italien
Antonio Tabucchi)
La mélancolie est à Lisbonne ce que l'amour est à Venise, dans notre inconscient, et c'est palpable. Je connais très peu cette ville, car mon mari est originaire de l'Algarve que j'aime énormément et le ressenti n'est pas du tout le même…
Mais, car il y a un mais, qui ne fera pas de ce livre un coup de coeur franc et définitif : j'ai été déçue par la fin. Tout était magique et tout à coup, l'histoire s'est accélérée, et c'est dommage.
Très beau titre également, les passants, telles deux ombres qui déambulent dans Lisbonne, ils ne sont que de passage, à un moment particulier de leur vie…
L'écriture de
Philippe Besson est belle, les mots sont choisis avec précision, presque lapidaire parfois, brute de décoffrage, car inutile de s'étendre et sombrer dans le pathos. J'aime cette sensibilité si particulière de l'écrivain, tout en pudeur, qui me donne l'impression souvent de ne s'adresser qu'à moi, comme un double et ses mots me touchent, presqu'à chaque livre, alors une bonne note quand même et un livre à lire si on aime la sensibilité de l'auteur…
Note : 8,4/10
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