Il faut distinguer les romans noirs (J’irai cracher sur vos tombes, Et on tuera tous les affreux, Elles se rendent pas compte) des romans roses (L’Écume des jours, L’Arrache-Cœur, L’Automne à Pékin), bien que les romans roses soient plus noirs que les noirs, et les romans noirs plus roses que les roses. Quand Vian raconte des horreurs, ça le fait tellement rire qu’il les transforme en blagues, tandis que lorsqu’il raconte des blagues, ça le rend tellement triste qu’elles deviennent des horreurs. Après avoir été à l’avant-garde, il a été dans l’ombre, puis à la mode. Maintenant qu’il n’est plus rien qu’un classique, on peut enfin le lire au calme, découvrant que sa force tient à sa sincérité et son audace. Il n’est plus drôle, car son humour était fondé sur son époque. Ses larmes, en revanche, restent vraies. Et c’est pour ses larmes que les jeunes aiment un écrivain, parce qu’ils pleurent beaucoup eux aussi.
Chaque phrase qui nous vient de Palestine – qu’elle soit d’un écrivain arabe ou d’un écrivain juif, de Mahmoud Darwich ou de David Shahar, d’Ibrahim Souss ou d’Amos Kenan – est précieuse, car ce qui fut longtemps une terre ouverte aux quatre vents des religions et des souvenirs, une Suisse de la foi, avec ses communautés religieuses, ses banques prospères, ses relais gastronomiques et ses collines verdoyantes, est devenue en quarante ans une zone interdite, un territoire de haine et de sang, de honte et d’humiliation où il est difficile d’aller prier – ou bronzer – sans être gêné par le bruit des chaînes et le son particulier que produisent les balles en plastique quand elles traversent l’air.
Le goût de cette extase : être adoré pour chanter qu’on se hait, être plébiscité pour affirmer qu’on se méprise, être acheté pour dire qu’on n’a rien à vendre, ignorer le succès au point qu’il courra jusqu’à vous tel un esclave en position d’adoration, se foutre de l’argent assez fort pour qu’il vous inonde de la tête aux pieds. Toutes les choses que Cobain voulait faire – mais voulait-il vraiment les faire ? –, il les a faites et ne voit pas l’utilité de les refaire. Il est au sommet d’une absurdité et ne veut pas redescendre, car le sommet de l’absurdité c’est moche, mais la vallée c’est pire.
Quelle importance, après tout, de s’approprier une personne et son image, de déformer son visage, de transformer ses mots, de jouer avec son passé, de s’amuser de ses faiblesses ou, mieux, de ses malheurs – puisque c’est pour la bonne cause, la bonne cause étant bien sûr de rire, de rire encore, de rire encore plus fort, de rire à s’en faire péter la rate, les mâchoires, la voix ? Ce qu’il y a de sacré dans les Guignols de l’Info, et qui fait que chacun – y compris, ô magie du petit écran, certaines de leurs victimes – s’incline devant eux comme s’ils étaient les représentants de ce que l’esprit français a produit de plus désopilant depuis Pagnol ou Guitry, alors qu’ils sont dans le meilleur des cas les héritiers des chansonniers du cabaret Don Camillo, c’est ce qu’il y avait de sacré dans les jeux du cirque à Rome : l’amusement du peuple.
Tolstoï dégage et le sens et l’absurdité de la guerre. Tuer un homme ne signifie rien et en être tué signifie moins encore. On subit dans la guerre le règne de l’horreur pure – car l’horreur est pure, c’est la raison qui est entamée, outeuse, perverse, paradoxale. Mais il y a aussi la terre russe, ingrate, poisseuse, sombre, dégoûtante – qu’il faut préserver. Et il y a l’âme russe, la plus sombre et la plus innocente, hagarde, flemmarde, malchanceuse, sainte – qu’il faut sauver. Alors, d’un coup, la guerre, c’est-à-dire l’abjection, trouve un sens. Et c’est dans ce sens intime, poignant, douloureux et majestueux, que se déploie le roman du comte Tolstoï.
Patrick Besson : "La frivolité est une affaire sérieuse" Les Clochards Célestes