C'est une nouvelle année qui commence… et mon premier Bifrost. Champagne !! (heu, non, il est trop tôt là).
Eh bien c'est une belle découverte que cette revue de l'Imaginaire. On y trouve quelques nouvelles, des news du milieu SFFF, un paquet de critiques de bouquins, des articles mi SF / mi sciences (un truc dément sur la science dans Star Wars ici), et un big maousse dossier sur un auteur ou, parfois, un thème. le n°78 se consacre à la grande par le talent
Ursula K. le Guin.
Je passe rapidement sur les critiques — que j'ai trouvées assassines quand le chroniqueur n'aime pas, mais qui donne bien envie d'aborder le bouquin quand il aime — pour focaliser sur le dossier. Là, ce sont les qualificatifs « complet » et « exhaustif » qui me viennent au clavier. C'est carrément « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur
Ursula le Guin, et même ce que vous ne vouliez pas savoir ». On commence par un retour biographique où sa longue carrière est décortiquée, puis on continue avec une interview assez récente (2013) qui constitue un bon complément à son essai « le Langage de la Nuit » (années 1970). Les grandes lignes constitutives de son oeuvre sont disséquées : l'anthropologie (veine familiale) et l'altérité, l'abandon de la notion de progrès comme élément d'évolution intrinsèque de l'humanité, le taoïsme et le yin-yang, le féminisme et la liberté sexuelle. On apprend que
Cordwainer Smith est une de ses sources d'inspiration majeures (faudra que je lise les Seigneurs de l'Instrumentalité, depuis le temps que je me le dis), qu'elle déteste la SF typée pulps et trouve que la Hard Science est trop déshumanisée (je ne suis pas d'accord, ce genre d'attaque contre l'introduction des sciences dures dans la littérature m'agace, à force).
Ensuite c'est le corpus complet de l'auteur traduit en français qui est décortiqué dans plusieurs articles. D'abord le cycle de l'Ekumen, puis
Terremer, puis ses nouvelles, ses romans pour enfants (si, si ! allez voir du côté des « chats volants ») et les quelques romans non affiliés aux deux grands cycles (
Lavinia,
L'autre côté du rêve, les romans de littérature générale). A la lumière des connaissances que l'on a acquises sur
Le Guin, on découvre un élément commun aux deux grands cycles : les deux présentent des décors qui favorisent le particularisme, la création d'humanités dotées de caractéristiques spécifiques ; dans le cas de l'Ekumen, ce sont les distances interstellaires et l'absence de « passages court-circuit » du genre trous de ver ou hyperespace, pour
Terremer c'est la multiplicité des îles. Des rapprochements avec
Jack Vance et
Christian Léourier sont inévitables. Ces articles ont deux effets contradictoires bien dans l'esprit du taoïsme : ils créent une profonde envie de lire mais ils spoilent beaucoup.
Trois nouvelles débutent le magasine (je les ai lues à la fin) : deux nouvelles d'Ursula le Guin prennent en sandwich un écrit de
Laurent Genefort qui appartient à l'univers d'
Omale.
« Ceux qui partent d'Omelas » est comme un bout de charbon qui cache un diamant en son sein.
Le Guin nous évoque une ville utopique où règne un bonheur naïf. Discutant avec son lecteur, l'auteur sait que ce qu'elle écrit est perçu comme naïf et gnangnan, et alors elle nous dévoile le yang derrière le yin, l'ombre qui crée la lumière (pour une fois). Et là, bam ! c'est la claque dans la tronche. Tout simplement sublime.
« le mot de déliement » a l'honneur d'être la nouvelle qui introduit l'univers de
Terremer, à travers le combat d'un magicien pour se libérer d'un terrible sorcier que l'on ne voit jamais. Tout est annoncé ici de l'univers de
Terremer : bien et mal enchaînés l'un à l'autre, mourant l'un avec l'autre, une autre illustration appliquée du taoïsme (sur lequel il va falloir que je me penche un peu).
Enfin « Ethrag », de
Laurent Genefort, est ici car le cycle d'
Omale est censé beaucoup s'inspirer de
Jack Vance et d'Ursula le Guin. Je fais partie des « étourdis » (ainsi introduit-on la nouvelle dans le magasine) qui ne le connaissent pas. La construction de cette sphère de Dyson aux dimensions d'un système solaire abritant trois espèces intelligentes ayant oublié comment elles sont arrivés là a de quoi donner le vertige, en effet. Cependant cette nouvelle, pour fort qu'en soit le thème, ne profite pas de l'exotisme de son décor.
Genefort y introduit des hommes aux manières et pensées du 19ème siècle et les pires moments du 20ème : des scientifiques ayant oubliés la compassion, une église fondamentaliste et réactionnaire, une guerre qui rappelle celle de 1914, un procès pour crime contre… disons, la sentience. Bref, on est loin d'une analyse anthropologique d'une espèce incroyablement différente. Les messages priment sur le voyage.
Je suis ravi d'avoir découvert Bifrost. Nul doute que j'y repasserai cette année (le dossier
Poul Anderson m'attend). Et je suis impressionné par la qualité du dossier sur
Ursula le Guin dont il semble que tous les membres de la ligne éditoriale soient grands fans. En ce qui me concerne, je n'ai qu'à me lancer à nouveau dans son oeuvre, depuis le début.