Vous est-il déjà arrivé, d'aimer un livre, son univers, son ambiance, son style, sans véritablement le comprendre ?
Quelle étrange expérience, quelle curieuse impression que celles-ci !
Contre toute logique, c'est pourtant le sentiment ressenti à la lecture de «
L'arrêt de mort » de
Maurice Blanchot, figure majeure de la littérature française du XXème siècle. L'appréciation, et même, l'admiration d'une écriture travaillée, éminemment poétique, et dans le même temps, la sensation de ne pas en saisir tous les aboutissants, de ne pas en comprendre réellement la teneur ni le but recherché.
Quelque chose, dans ce torrent tumultueux de belles phrases, nous reste malgré nous hermétique ; une obscurité, une opacité, comme un brouillard épais, enclot les lignes du texte dans une forme d'isolement volontaire, le rendant à la fois curieux et intrigant, captivant même, mais à la fois gênant, causant une sorte d'irritation chagrine de devoir rester à l'orée du monde que l'on souhaitait découvrir et appréhender. Ainsi, rester à la lisière, comme au seuil d'une pièce dont on aperçoit les objets précieux qu'elle recèle sans pouvoir y toucher, sans pouvoir s'attarder sur ce qu'elle peut offrir de merveilleux car hélas déjà la porte se referme, nous laissant frustré, l'esprit déconfit, un peu désappointé.
Le narrateur de ce texte paru en 1948, sorte de double de l'auteur, raconte l'événement qui a à jamais marqué son existence du sceau de la stupeur et du désarroi ; un épisode dont jusqu'alors il n'avait cessé de retarder la narration, pris au piège par des « mots qui reculaient devant la réalité ». Il y est question d'une jeune poitrinaire de sa connaissance, de son combat contre la maladie, de sa détermination à arrêter la mort…
Puis, cet homme solitaire, froid et misanthrope, cet individu cadenassé de l'intérieur, qui a du mal à inspirer des sentiments amicaux, s'attelle à parler des diverses femmes qui ont jalonnées sa vie après la mort de la jeune phtisique. S'ensuit une déambulation frénétique, poétique, rigoureuse, sur les chemins de la mémoire, pour saisir au plus juste les détails et les impressions de ces histoires d'amour souvent vécues dans le tourment, l'incertitude et dans un état d'angoisse existentielle.
Ecrire pour écrire, quérir les mots justes à lier les uns aux autres, creuser au-delà du langage pour accéder à une écriture centrée uniquement sur soi et sur la recherche de la vérité, telle serait peut-être la volition de
Maurice Blanchot.
Un langage fouillé, sondé jusque dans les propres limites de son âme, de son corps, de ses sentiments, une sorte de perquisition intime pour traquer la part d'ombre de son être, et après cette scrutation obscure de la conscience faite dans le silence, la solitude, l'angoisse et l'abandon, ramener à la surface le flambeau d'une écriture épurée et belle, mais dont finalement, l'esthétisme à ce point exploré ne nous livrerait rien d'autre que sa part d'obscurité.
Car l'obscurité est partout dans l'oeuvre de Blanchot. Elle baigne les lignes d'un texte ne semblant focalisé que sur l'idée de mort et le besoin d'écrire. Un rapport entre mort, maux et mots poussé dans les derniers retranchements d'un homme traqué par sa propre conscience, captif d'une spirale infernale, celle d'un éternel ressassement, d'une réflexion poussée à l'extrême dans le but de dire et dire encore, jusqu'à repousser les limites de la vie et du trépas.
L'écriture est alors vécue comme un mystère. Elle devient expérience, comme devient expérience le fait pour le lecteur de lire cette parole qui s'inscrit moins dans une optique de sens ou de signification que dans un désir de transcender le réel par les mots ; un acte de liberté en somme, pourrait-on dire.
Cependant, pour le lecteur, cela ne va pas sans interrogation ni perplexité.
Nous ne serons pas pour autant aussi intransigeant que l'était le philosophe-écrivain
Cioran, jugeant l'oeuvre du grand écrivain français obscure et vaine bien qu'admirablement écrite : « chaque phrase est splendide en elle-même, mais ne signifie rien. Il n'y a pas de sens qui vous accroche, qui vous arrête. Il n'y a que des mots. »
Il est bon de lire
Maurice Blanchot, pour l'expérience littéraire unique et insolite qu'elle procure et malgré le sentiment d'incompréhension qu'elle occasionne.
Ne serait-ce que pour la qualité d'un verbe jailli du plus profond de l'être intime, pour ces phrases d'une beauté brute, étincelantes d'un morne et trouble éclat, nous nous laisserons encore ensorceler par la plume et la parole de cet auteur singulier en proie à un éternel questionnement sur le sens (ou le non-sens) de notre dérisoire et illusoire existence.
« Mais, sachez-le, là où je vais, il n'y a ni oeuvre, ni sagesse, ni désir, ni lutte ; là où j'entre, personne n'entre. C'est là le sens du dernier combat ».