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EAN : 9791038702035
976 pages
Zulma (06/07/2023)
3.85/5   432 notes
Résumé :
Là où les tigres sont chez eux est le fruit de dix ans de travail, roman somme qui interroge le genre avec une formidable érudition mise au service d'un sens merveilleux de la narration.

Voyageur érudit, archéologue de terrain habitué du rivage des Syrtes et des déserts libyques, Jean-Marie Blas de Roblès nous offre, autour de la révélation du génie baroque d'Athanase Kircher, une kyrielle extravagante de portraits contemporains en lice pour la conq... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (64) Voir plus Ajouter une critique
3,85

sur 432 notes
"La main dans la main, à l'aventure et lentement, à travers l'Eden, ils cheminèrent seuls."
(J. Milton, "Le Paradis perdu")

Nostalgie baroque, quand tu nous tiens !
Les épreuves du roman "Là où les tigres sont chez eux" n'ont enchanté aucun éditeur. S'ils n'étaient pas perplexes devant le long pseudonyme archaïsant choisi par l'auteur (Roblès a vraiment quelque peu arrangé son nom, en hommage au premier éditeur/imprimeur de "Don Quichotte" de Cervantès), ils étaient ensuite déstabilisés par le pavé irrésumable de presque mille pages, dédié primairement à l'excentrique et aujourd'hui oublié jésuite Athanase Kircher (1601-1680).
Roblès a mis dix ans à écrire son roman, et il en a fallu dix autres avant que les éditions Zulma ne tentent l'aventure... pour le plus grand bonheur des lecteurs.

Un grand nombre de bons romans peuvent être qualifiés d'"irrésumables", sans pourtant être "illisibles", et c'est bien le cas de ces réjouissants "Tigres". Roblès nous propose un gracieux mélange de roman historique et de roman d'aventure, de fable philosophique et de roman psychologique, d'aphorismes, de folklore et de savoir encyclopédique, agrémenté encore par un zeste de cette étrange atmosphère typique pour les auteurs latinoaméricains. Afin que les feuillets de ce brouillon expérimental ne se dispersent pas aux quatre vents, il a fallu trouver une agrafe symbolique pour les retenir : le personnage de Kircher.

Ce "dernier homme de la Renaissance", ou "le Léonard baroque", qui englobe à lui seul tout le savoir de l'époque, mais dont les théories mégalomanes se révélaient systématiquement toutes fausses, rappelle l'émouvante et pathétique figure de Don Quichotte. Ses expériences - déchiffrage rapide des hiéroglyphes égyptiens, ballet exploratif sur un volcan en éruption, calculs des dimensions exactes de l'arche de Noé, machines volantes, miroirs ardents, orgues à chats, culture de toutes sortes d'organismes sur son propre corps - ne sont que des excursions dans les impasses du savoir, pour annoncer à ses successeurs : "Non, les amis, le chemin ne passe pas par là !". Sans le savoir, Kircher était doté de l'aptitude géniale à l'erreur, mais sa curiosité sans borne en fait, paradoxalement, une sorte de fondateur de la véritable science, et un précurseur des futurs Pasteurs et Champollions.
Mais l'aventure de la science moderne et les réflexions sur les chemins tortueux de la connaissance humaine ne sont qu'une des nombreuses dimensions du roman. le plus souvent, Roblès revient vers des questions philosophiques et métaphysiques que se pose son infatigable jésuite. Les destins des autres protagonistes font écho aux méditations de Kircher sur le sens de la vie, la place de l'homme dans le monde et la recherche des Paradis perdus.

Deux héros du roman sont directement liés à Kircher. Il s'agit d'Eléazard von Wogau, correspondant brésilien pour un journal français, qui prépare un article sur une curieuse biographie du jésuite, écrite prétendument par son élève et admirateur enthousiaste Caspar Schott. En même temps, son ex-femme Elaine, paléontologue de renom, prépare une expédition dans la jungle à la recherche de fossiles uniques. Expédition malheureuse, qui ne frôlera que trop près les Paradis perdus, quand sa seule chance de survie deviendra une tribu primitive de la forêt vierge, dont les rites confus sont encore liés à... Kircher !
Le destin des deux autres protagonistes - Moéma, la fille d'Eléazard, qui noie ses rêves naïfs sur le Brésil précolombien dans l'alcool et la drogue, et Nelson, petit truand handicapé qui tisse, dans la misère infinie des favelas, des projets fous sur l'assassinat du gouverneur de l'état de Maranho - sont liés à Kircher seulement par des allusions. D'autant plus amusante est la tâche du lecteur, de chercher des analogies entre les passages du journal de Schott et l'histoire qui se passe au Brésil actuel.

Le jeu de Roblès avec l'attention de son lecteur, concrètement les variations diverses sur le "texte dans le texte", fait un peu penser au "Manuscrit" de Potocki ou à la tradition de L'Oulipo. Il suffit de regarder, par exemple, "L'Idolâtre", le poème préféré de Kircher : la fin du roman révèle (ou pas !) que cette méditation spirituelle n'est pas vraiment ce qu'elle semble être, tout comme Kircher lui-même, et tout comme les élans vertueux des protagonistes principaux.
Avec ses jeux littéraires, ses illusions théâtrales et sa logique presque détective, ce livre "baroque" nous entraîne lentement dans le tourbillon des aventures les plus incroyables du corps et de l'esprit.
Le Brésil de Roblès, à la fois beau et cruel, n'est pas seulement une image hyperbolique du monde actuel, ce "trou noir qui s'effondre à l'intérieur de lui-même". C'est une métaphore qui se réfère à la citation de Goethe qui ouvre le roman, mais aussi à Borges, et à son image de la vérité comme un tigre : un être discret qui évite la lumière crue de toutes les idéologies univoques, capable de vivre seulement dans le clair-obscur ambigu de la jungle sauvage. Ce n'est que là où ces tigres peuvent être vraiment "chez eux". 4,5/5
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BRÉSIL, TOUJOURS TERRE D'AVENIR ?

Un pavé, une somme, une masse, un roman-fleuve, roman labyrinthique... Aucun superlatif ni qualificatif ne manquent dès lors qu'il s'agit de résumer l'épaisseur ainsi que le contenu de ce roman paru en 2008, roman éminemment dense, étonnant, polymorphe, d'un auteur, le philosophe et archéologue sous-marin Jean-Marie Blas de Roblès, dont on peut affirmer sans être particulièrement condescendant qu'il n'était guère connu jusque-là, sauf, sans doute, pour ses magnifiques et passionnants ouvrages consacrés à l'archéologie (aux éditions Edisud entre autres) et un ou deux romans ou recueils de nouvelles plus confidentiels, l'un d'eux recevant tout de même le prix de la nouvelle De l'Académie Française... même si cela remonte à 1982 !
N'oublions pas, non plus, de rappeler les détails liés à la confection de cette épopée historico-contemporaine : dix années de travail rédactionnel - sans même prendre en considération les années plus nombreuses encore que demandèrent la compilation de lectures, de documentations, la confrontation des sources et des recherches concernant le fameux Athanase Kircher dont il sera abondamment question dans l'ouvrage -, presque autant de temps pour trouver un éditeur assez fou, un succès aussi bien critique que de librairie (ce qui est assez rare pour le signaler), ainsi que trois prix, dont l'un des plus prestigieux : le Médicis en 2008.

C'est donc nanti de ces premières extravagances que nous abordâmes les rives tumultueuses de Là où les tigres sont chez eux - dont on se sent, à l'image des chroniqueurs précédents, obligé de rappeler que le titre est inspiré d'un vers extirpé aux Affinités électives de Goethe -. Une idée née du plus grand des hasards que cette lecture : quelques pages entraperçues à la volée, et appréciées, tandis que l'ouvrage était l'un des cadeaux d'anniversaire offert à un ami, quelques lignes donc, ainsi que la référence à l'essai fameux de Stefan Zweig, "Le Brésil : Terre d'avenir", le tout publié par les excellentes éditions Zulma, c'était tentant !

«L'homme a la bite en pointe ! Haaark ! L'homme a la bite en pointe !» C'est par cette exclamation détonante, prononcée par la voix aiguë d'un perroquet répondant au nom de Heidegger et appartenant à Eléazar von Wogau, le personnage central du roman que débute ce roman-amazone de (donc) presque huit cents pages, et avouons-le, dans la mesure où il ne s'agit en rien d'un roman érotique de gare, cela augurait bien de la suite !

Après ce prologue en fanfare, le premier chapitre entame, comme ce sera le cas des trente et un suivant, l'étonnante biographie d'un savant jésuite, polymathe et polygraphe, aujourd'hui à peu près totalement oublié : Athanase Kircher. Celui-ci, en véritable esprit de son temps doté d'une culture digne d'un nouveau Pic de la Mirandole, s'attaqua à presque tous les sujets scientifiques de son temps. le magnétisme, la linguistique (langues orientales et hiéroglyphes égyptiennes), la géographie, l'optique et la lumière, la musique, la médecine, les mathématiques, l'archéologie (donnant même à cette science en devenir un nom totalement oublié aujourd'hui : "l'archontologie"), la théologie, bien entendu, la kabbale aussi, etc. Loin d'être le savant qui eut tout faux, ce qui est une injustice que le principal protagoniste du roman ne cesse de répéter pourtant, jusqu'à revenir sensiblement sur sa réflexion, Kircher fut l'inventeur d'un certain nombre d'objets qui existent encore à ce jour : le mégaphone, le microscope (il est d'ailleurs sans doute le premier à avoir observé les globules rouges et blancs... Qu'il prit pour le bacille de la peste), la lanterne magique, l'interphone, une machine à calculer ainsi que le pantographe, le premier musée vraiment digne de ce nom, etc. Portons aussi à son crédit qu'il pourfendit l'alchimie, encore étonnamment étudiée et pratiquée en ce temps. En revanche, Kircher, et c'est ce que nous allons découvrir au fil de l'ouvrage, s'est presque systématiquement trompé - contre les grands noms de son temps, tels Blaise Pascal, René Descartes, Galilée, Isaac Newton et quelques autres grands théoriciens des sciences de ce XVIIème si prometteur en avancées scientifiques - chaque fois qu'il s'est pris à émettre des théories, enferré qu'il était à la fois dans des temps dépassés et dans une foi trop présente dont il faisait le but premier et dernier de toutes recherches et publications, une sorte de cadre de pensée, hélas indépassable. On en serait presque à s'énerver de voir une telle intelligence produire des résultats aussi vains !

Chapitre après chapitre, nous suivons donc le sort de ce père jésuite, sous la plume de son élève puis ami et disciple, un certain Kaspar Schott, hypothétique rédacteur posthume de cette hagiographie totalement inventée par Blas de Roblès dans un français absolument digne de celui à la fois très élégant et très ampoulé de son temps, sans oublier d'en rajouter quant à la la déférence obligée, permanente, de l'élève à l'égard du maître qui rend l'ensemble parfois - l'auteur s'en est donné à coeur joie - aussi loufoque que risible. C'est donc en compagnie de cet Eléazard, un français tombé amoureux du Brésil et, plus précisément, d'Alcantara, une ancienne ville coloniale espagnole en totale déshérence, sise face à Sâo Luis la capitale de l'état de Maranhâo que nous allons suivre une bonne part de ce long racontar. En réalité, ce sont six destinées que Blas de Roblès nous donne à découvrir, indépendamment les unes des autres au point de départ, mais qui sont ou bien liées par leurs acteurs ou finissant par se rejoindre au fil des pages :

- La vie de Kircher et de son disciple Schott, à travers une bonne partie de l'Europe, de leur Allemagne natale jusqu'à Rome.
- La vie et les réflexions sur celle-ci d'Eléazar von Wogau, correspondant de presse ne croyant plus guère à son métier ni aux médias, en instance de divorce, Elaine, père d'une jeune femme nommée Moéma, étudiante en ethnologie. Sa rencontre avec une italienne un peu plus jeune que lui portant un très lourd secret, et Soledad, la jeune femme qu'il a recueilli après qu'elle ait subit un viol et qui est, plus ou moins, sa gouvernante ; elle pratique le candomblé. Eleazard est aussi un habitué du cabinet du Dr Euclides, médecin retraité et bibliomane sur le point de devenir aveugle mais dont le regard lucide, affûté, sans concession, sur le monde et sur la société se développe de manière inversement proportionnelle à sa cécité naissante.
- Un groupe d'archéologue, parmi lesquels l'ex-épouse d'Eléazard, deux chercheurs dont l'un est un ami de longue date et l'autre un carriériste veule et couard. Un étudiant en archéologie, Mauro, fils du gouverneur de Maranhâo et son épouse, une riche héritière. Un trafiquant de drogue, ancien soldat nazi mais qui se fait fort de les emmener à destination et son indien, grand connaisseur de la forêt équatoriale.
- le colonel Moreira, un politique sans scrupule, en passe de faire le coup financier du siècle, ayant profité d'indiscrétions de son ami le ministre de l'industrie sur la future implantation d'une base militaire américaine dans sa région ; et son épouse Carlotta, une femme malheureuse, alcoolique, héritière richissime et cultivée mais dont le mariage est un pur désastre. Et qui va aussi terriblement s'inquiéter pour son fils parti en expédition.
- Un groupe de jeune gens de la classe moyenne, plus ou moins à la dérive, plus ou moins étudiant ou bien jeune prof, plus ou moins à la recherche de l'amour ou d'une destinée. Parmi ceux-ci, Moéma, la file d'Eléazard et d'Elaine, se perdant peu à peu sur les chemins torts et trompeurs de la drogue.
- Deux "sans classe", enfin, survivant dans les favelas de Fortaleza dans l'Etat de Ceara : Nelson, d'abord. Un jeune homme très handicapé par une malformation des jambes, qui survit d'expédients, d'aumône et d'un désir presque inassouvissable de vengeance (tuer le riche qui est à l'origine de la mort accidentelle de son père mineur). L'oncle Zé, ensuite. Un brave homme, camionneur presque illettré mais philosophe inné, et qui s'est pris d'affection pour Nelson qu'il aide comme il le peut.

A travers ces destins plus ou moins brisés, ces personnages sans avenir ou sans passé, ces personnalités parfois à la dérive, parfois au point mort, c'est un univers aux accents bien plus sombres et déprimants qu'il n'y parait de prime abord que Blas de Roblès nous donne à découvrir. Il faudra même attendre pas mal de temps - et de pages - pour augurer des failles qui déchirent ces femmes et ces hommes de notre temps. Mais le désenchantement le plus abyssal est au bout du chemin, semble-t-il.
C'est aussi une profonde réflexion sur l'acte créateur, sur celui de l'écriture en particulier, principalement par le biais de cette relation ambiguë que mène Eléazar avec ce savant oublié de l'Ancien Régime, qu'il étudie depuis tant d'années qu'il en est devenu l'un des spécialiste - sans l'avoir véritablement cherché - mais dont on comprend, à l'instar de ceux de son entourage, qu'il a appris patiemment à détester cet aïeul par l'intellect, parce qu'il n'admet pas qu'il ait pu à ce point se fourvoyer tout au long de son existence, qu'il lui cherche tous les poux possibles pour le rendre ridicule dans ses erreurs, qu'il l'estime n'être rien de plus qu'un faussaire, qu'un bonimenteur, un bricoleur sans envergure mais épuisant de culture et de suffisance modeste (parce que l'homme présente toutes les caractéristiques du saint homme, évidemment). Un personnage historique digne d'entrer dans la légende par le biais de la fiction, plus que par celui des sciences ou de sa véritable biographie. Une sorte de Samuel Johnson (lui aussi polygraphe) un siècle avant l'heure, dont on a retenu le nom grâce à la biographie de son contemporain James Boswell, et qui est considérée comme un modèle du genre, alors que la vie de son instigateur fut tout sauf épique... N'est-ce pas là, précisément, que réside tout l'art et le génie profond de l'écrivain : celui d'être le plus doué des bluffeurs et des charlatans ? Kircher renvoie ainsi l'auteur à une espèce d'image de lui-même, malgré les dissemblances apparentes.

Des réflexions, ce roman démiurgique en d'ailleurs est truffé : sur l'amour, sur la vérité, sur Dieu (ou sur les Dieux), sur les rapports entre l'homme et la nature qui l'environne, sur la violence - violence politique, violence de classes, violence entre les êtres, violence sauvage, violences sexuelles, violence des mots - ; une réflexion sur les origines, nos origines, tout autant que sur notre ou nos avenirs possibles ; une réflexion sur l'universel et le particulier, une réflexion sur la possibilité d'être ensembles, une réflexion plus vaste sur notre propre monde contemporain, lui-même bien souvent désenchanté ou plus subtilement désenchanteur...

Plusieurs entrées sont possibles à ce roman qui, pour être long et très dense, se lit cependant d'une traite, malgré les passage d'un style à l'imitation de celui du XVIIème à un autre, contemporain, mais d'un niveau de langage relativement élevé, au style fluide, précis, capable cependant de passer des pires insultes ou des scènes de violence les plus insupportables aux discussions philosophiques les plus enfiévrées. On pense inexorablement à Jorge-Luis Borgès par certains aspects à mi-chemin entre fantasque et fantastique, on songe aussi inévitablement aux romans du regretté Umberto Eco (mais les moments d'éruditions y sont bien plus accessibles que chez le philologue italien). Des qualités, Là où les tigres sont chez eux n'en est franchement pas avare.

Pourtant... Il y manque quelque chose, ce petit quelque chose qui permettrait d'emballer définitivement le lecteur, un petit quelque chose, peut-être, de la folie d'un Cent ans de solitude, pour rester en Amérique latine, ou encore l'étrange définitif du "Manuscrit retrouvé à Saragosse" (la filiation n'est pas si hasardeuse) de Jan Potocki. Sans doute cette irrésolution finale (la fin ressemble à une sorte d'immense point d'interrogation existentiel : on devine, certes, dans les grandes lignes, l'aboutissement crépusculaire de chacun des destins que nous avons pu suivre, mais tout demeure relativement suspensif et saumâtre comme l'embouchure de l'Amazone) ajoute-t-elle à la distance qui s'insinue lentement entre l'infini dédale des histoires de ce roman et le pauvre lecteur qui n'en peut mais. Sans doute la psychologie des personnages, assez volontairement à l'emporte-pièce, une peu à la manière de ces portraits des Caractères de la Bruyère, chacun représentant un aspect de la psychologie de tous, manque-t-elle aussi d'une certaine finesse, d'un petit rien de complexité hors des sentiers battus et d'une certaine complaisance. Peut-être, aussi, le texte de Jean-Marie Blas de Roblès finit-il par s'adresser bien plus à l'intellect qu'à l'épiderme - ce qui n'est pas qu'un défaut -, aux neurones plutôt qu'au coeur, de peur de tomber dans tous les travers possibles de ce genre de littérature sensiblement picaresque, entremêlant aventures, histoires amoureuses, défaites spirituelles et morales, pensées intimes, rencontres improbables. C'est bien dommage car ce petit supplément d'âme eut parachevé ce roman, excellent et terriblement talentueux nous ne cesserons de l'affirmer, mais dont le baroque voulu est par trop calculé, prévisible, architecturé pour que cette perle littéraire puisse resplendir autant qu'elle aurait dû, laissant ainsi le lecteur dans un entre deux presque gênant dont il ne sait plus que penser à force d'être sollicité.

Le relire pour véritablement l'apprécier dans son entier...? Peut-être.
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De quoi nous parle ce Jean Marie Blas de Roblès, qui, il ne faut pas l'oublier car c'est important, est archéologue?
De la vie d'Athanase Kircher, donc,un jésuite allemand, graphologue, orientaliste, esprit encyclopédique et un des scientifiques les plus importants de l'époque baroque.nous dit wikipedia.
Racontée en chapitres jusqu'à sa mort par un disciple, Caspar Schott, un autre scientifique allemand contemporain, qui a ,lui aussi, existé.
Et ceci grâce à un manuscrit totalement inédit trouvé à la Bibliothèque nationale de Palerme , et parvenu à quelqu' un qui connaît l'oeuvre d'Athanase Kircher mieux que quiconque , et même de façon un peu obsessionnelle, Eléazard von Wogau .
A partir de là on va lire, alternativement, les aventures d'Athanase, les réflexions que celles-ci inspirent à Eléazard, et, parallèlement les aventures de la famille von Wogau et de quelques autres au Brésil.

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'Eléazard n'aime guère Athanase.Un "artiste de l'échec "l'appelle-t-il. Alors lire et étudier à longueur de journée les louanges de Caspar Schott sur le génie de cet homme ne le mettent pas d'humeur joyeuse dans ses carnets,qui sont la partie je dirais "philosophique" du livre .Réflexions auxquelles il faut ajouter ses conversations avec un ancien jésuite devenu maoïste, Euclides. Il parlent de beaucoup de choses,et entre autres, de ce qu'est l'Histoire.
L'Histoire c'est -ce qui s'est réellement passé , pense-t-il citant Léopold von Ranke ( vous comprendrez le temps que l'on met à lire ce livre, vu le nombre de références , soupir..).
Euclides lui répond Duby : "L'historien est un rêveur contraint, contraint à rêver devant les faits, à replâtrer les failles, à rétablir de chic le bras manquant d'une statue qui n'existe toute entière que dans sa tête."
Et l'art… "Toute l'histoire de l'art et même de la connaissance est faite de cette assimilation plus ou moins poussée de ce que d'autres ont expérimenté avant nous…"

Qui a pensé quoi, qui a écrit quoi.." Ce qui importe, c'est la matière grise universelle, pas les individus qui s'en trouvent par hasard, ou s'en rendent sciemment, propriétaires "( j'ai appris dans ce roman qui avait -vraiment -écrit « Rome, Rome l'unique objet de mon ressentiment etc, ) et tant d'autres choses , que j'oublie, bien sûr au fur et à mesure, hélas..).
C'est dans ces réflexions que Jean Marie Blas de Roblès, archéologue, donc, nous dit beaucoup sur l'histoire, donc, mais aussi la science , science et réalité, ou plutôt science et appréhension du réel , la religion etc, et c'est toujours passionnant. Très érudit aussi , et je recommande de consulter un index qu'il avait rajouté sur tous ceux qui sont nommés.

Cet Euclides va pousser Eléazard à se réconcilier avec le personnage historique qu'il étudie .Et à en tirer des enseignements sur sa propre personnalité, bien sûr.
"Qu'ai-je aimé chez Kircher, sinon ce qui le fascinait lui-même: la bigarrure du monde, son infinie capacité à produire des fables, Wunderkamer: galerie des merveilles, cabinet des fées.. Grenier, cagibi, coffre à jouets où se lovent nos étonnements premiers, nos frêles destins de découvreurs."
"L 'effet Kircher: le baroque. Ou, comme l'écrivait Flaubert, ce désespérant besoin de dire ce qui ne peut se dire…"

C'est un personnage vraiment étonnant, Athanase! Qui au siècle de Galilée , à l'époque où les sciences expérimentales donnent accès à la compréhension, invente lui absolument n'importe quoi de façon complètement compulsive et dans n'importe quel domaine. Il a l'art de profiter de l'évènement, et bien sûr, bénéficiant des faveurs divines, ses inventions et découvertes ne sauraient être contestées. Il y a ainsi des épisodes très drôles au moment d'une épidémie de peste, où il saute sur les bubons pour étudier leurs contenus, découvrant le vermicelle de la peste, installe dans les cercueils des alarmes pour les malheureux enterrés un peu vite, à chaque jour sa trouvaille!
Dans un autre domaine, il est donc persuadé d'avoir percé à jour la lecture des hiéroglyphes, de pouvoir communiquer en chinois et même de pouvoir reconstituer la langue de Dieu lui-même, celle qui était parlée en haut de la tour de Babel , et son dernier ouvrage, intitulé La Tour de Babel, donnait la preuve mathématique que la tour de Babel n'aurait jamais pu atteindre la Lune, attestant ainsi que "sa destruction résultait plus de la folie de son entreprise que de la volonté divine." CQFD.
Et même au moment de sa mort! Avec la balance à peser l'âme que Caspar Schott devait utiliser juste au moment où il rendait son dernier soupir.. Un demi-scrupule pesait l'âme de Kircher…

J'ai vraiment beaucoup aimé toute cette partie de ce roman,peut être un peu moins le reste. Peut être y a-t-il trop de personnages , un peu survolés, du moins si on compare avec le duo Kircher- Eleazard.
Je ne vais pas tout reprendre, mais ces nombreux personnages qui évoluent dans cette histoire suivent chacun leur chemin- et quel chemin pour certains! Ils ont donc tous en commun un rapport plus ou moins familial avec Eleazard, et, comme dans tout bon roman choral, des liens entre eux. Et un destin commun.. En tout cas, pendant qu'Eléazard va se "trouver", les autres vont tous se "perdre".Un peu ou beaucoup.
Même si, à mon avis , les chapitres qui narrent leurs aventures sont d'intérêt inégal, c'est un roman qui est difficile à lâcher.

Quant à ce qu'il raconte vraiment, ce qui est vrai, ce qui est faux, alors là…:
"Le problème n'est pas de savoir si un tel a vraiment dit ce qu'on lui fait dire, mais de juger si on a réussi à le lui faire dire d'une façon cohérente. La vérité n'est-elle pas ce qui finit par nous convenir assez pour que nous l'acceptions en tant que telle? le cas limite de la satisfaction, disait W.V. Quine."

Très satisfaite, moi!
Bien sûr, si vous aimez les textes concis, vous évitez..












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Tragédie baroque au Brésil
1982 : Eléazard von Wogau, vague correspondant de presse français expatrié à Alcantara, ville abandonnée du Nordeste, se plonge dans un manuscrit inédit sur la vie d' Athanase Kircher, jésuite du XVIIe siècle, héritier des esprits universels De La Renaissance, mathématicien, linguiste, archéologue, naturaliste, historien des religions, ingénieur, géologue...
Découpé en 32 sections, ce roman vertigineux se cristallise autour de la vie d'Athanase Kircher racontée par son disciple, Caspar Schott, qui ne ménage pas son admiration pour le grand homme. Chaque section commence donc par un chapitre de la vie du jésuite qui fut une sorte de Léonard de Vinci de l'époque baroque, un polygraphe qui a écrit sur tout, polyglotte, rêveur loufoque, fasciné par le prodigieux, curieux de tout et doté d'une formidable énergie. Les tribulations des personnages contemporains se déroulent et s'emboitent autour de cette biographie érudite.
Dans un Brésil écartelé entre misère et opulence, pendant qu'Eleazard décrypte Athanase, Elaine, son ex-femme, remonte le fleuve Paraguay et s'enfonce dans la jungle amazonienne pour une expédition archéologique qui tourne au cauchemar, leur fille Moéma glisse sur la pente dangereuse de l'addiction, Moreira, gouverneur de la Province d'Alcântara, échafaude une machiavélique opération immobilière avec la bénédiction du Pentagone et le jeune Nelson, mendiant infirme des favelas rumine des projets de vengeance à l'encontre dudit gouverneur… Tous sont inéluctablement en route vers leur destin...
Autour de ces vies entrelacées s'échafaude une réflexion profonde sur la condition humaine, le sens de la vie : au nom de Dieu et de la science, des hommes tels que Kircher sont partis évangéliser le monde et le Brésil en particulier et ont fondamentalement modifié le pays et la vie des peuples qu'ils ont rencontrés...
Foisonnant, vertigineux, truculent, un grand roman d'aventure à ambition philosophique, une écriture précise et rythmée, un style enlevé, à déguster avec une caïpirinha !
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Jean-Marie Blas de Roblès me semble être un auteur d’une très grande érudition, preuve s’il en est avec les deux cents pages parcourues de son roman « Là où les tigres sont chez eux ».
Mais est-ce que cette connaissance impressionnante peut excuser la vulgarité de son ouvrage ? Je ne crois pas.

Plusieurs histoires entrelacées et flirtant le plus souvent avec les clichés (les droguées lesbiennes, le gouverneur d’état brésilien cupide et véreux qui viole sa secrétaire alors qu’il est au téléphone avec sa femme, l'Allemand réfugié au Brésil qui est un ancien nazi, etc.) et le grand n’importe quoi font que je ne me suis pas plus accrochée que cela. Mes dernières réticences se sont envolées à la lecture de la scène de viol la plus sordide que j’ai rencontrée dans un roman (pas celle évoquée plus haut en plus), et surtout, ce que je n’excuse pas, d’une gratuité et d’un détail tout à fait injustifiés.

Bref, un roman à côté duquel je suis tout à fait passée, et sans regrets.
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Citations et extraits (112) Voir plus Ajouter une citation
Mon maître allait s'attaquer à une nouvelle énigme, lorsque le valet revint nous faire patienter : Son Altesse ne tarderait plus, mais elle nous engageait à nous asseoir. Ce disant, le serviteur nous indiqua de la main quelques sièges disposés devant un tableau qui représentait le prince en habit de chasse.
A peine m'étais-je assis, que j'éprouvai une vive douleur au fondement : le coussin de mon fauteuil était hérissé de petites pointes qui me pénétraient les chairs & me causaient un insupportable désagrément. Je me relevai aussitôt, le plus naturellement possible, & sans dire quoi que ce fut, pour obéir aux ordres de mon maître. Ce dernier, je crois, réalisa sur-le-champ ma situation.
- Oh, excuse-moi, Caspar, dit-il en se levant de même, j'avais oublié cette hernie qui t'interdit les sièges trop confortables. Prends ma chaise, tu y seras mieux.
Aussitôt dit, il s'installa dans le fauteuil que je venais de quitter, sans paraître souffrir le moins du monde. J'admirai cette force de caractère qui lui permettait d'endurer un supplice auquel je n'avais pas résisté cinq secondes. La chaise où j'étais assis n'était pas exempte d'inconfort : ses deux pieds de devant étaient plus courts que les autres, & l'on y glissait de telle façon qu'il fallait raidir les muscles de ses jambes pour ne pas tomber. Incliné vers avant, le dossier augmentait encore la gêne de cette position, mais à comparaison de mon fauteuil, ce siège était un lit de roses, & je sus gré à Kircher d'avoir proposé un échange si peu équitable.
- Mais revenons à nos charades, continua mon maître. Legendo metulas imitabere cancros... Oh, oh ! du latin, maintenant, & du meilleur ! A toi, Caspar...
A cet instant, le laquais réapparut derrière nous comme par enchantement ; il annonçait le prince de Palagonia.
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Nous avons des trains à grande vitesse, des Airbus et des fusées, João, des ordinateurs qui calculent plus rapidement que nos cerveaux et contiennent des encyclopédies complètes. Nous avons un grandiose passe littéraire et artistique, les plus grands parfumeurs, des stylistes géniaux qui fabriquent de magnifiques déshabillés dont trois de tes vies ne suffiraient pas à payer l’ourlet. Nous avons des centrales nucléaires dont les déchêts resteront mortels pendant dix mille ans, peut-être plus, on ne sait pas vraiment…Tu imagines ça, João, dix mille ans ! Comme si les premiers Homo Sapiens nous avaient légué des poubelles assez infectes pour tout empoisonner autour d’elles jusqu'à nos jours. Nous avons aussi des bombes formidables, de petites merveilles capables d’éradiquer pour toujours tes manguiers, tes caïmans, tes jaguars et tes perroquets de la surface du Brésil. Capables d’en finir avec ta race João, avec celle de tous les hommes ! Mais grâce à Dieu nous avons une très haute opinion de nous-mêmes.
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- D'après mes calculs, l'Atlantide se trouvait entre le Nouveau Monde & le nord de l'Afrique. Quand les plus hauts sommets se mirent à cracher le feu, quand le sol se mit à trembler & à s'enfoncer, provoquant la terreur & la mort, l'Océan submergea la totalité des terres. Mais parvenant à la hauteur de ces volcans, il réussit à calmer leur ardeur, & par conséquent à juguler le processus d'enfoncement des terres. Ces quelques cimes épargnées, ce sont les îles que nous appelons aujourd'hui Canaries & Açores. Et telle était la puissance de ces volcans, assurément parmi les cheminées dominantes du feu central, qu'ils ont conservé encore une certaine activité : toutes ces îles sentent le soufre, & l'on y peut voir, à ce qu'on m'en a dit, quantité de petits foyers ou de geysers par lesquels l'eau s'échappe en bouillant. Il n'est donc pas impossible qu'un jour ce même phénomène qui fit s'anéantir tout un monde le fasse subitement réapparaître, avec toutes ses cités en ruines & ses millions d'ossements...
Bien qu'imaginaire, cette vision me glaça les sangs. Kircher s'était tu, le feu mourait dans l'âtre, & je fermai les yeux pour suivre en moi-même le surgissement de cet effroyable cimetière venu des temps les plus reculés. Je voyais les palais d'albâtre émerger lentement des abysses, les routes tronquées, les colosses brisés, couchés sur le flanc, décapités, & il me semblait entendre le craquement sinistre accompagnant cette cauchemardesque apparition.
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Elle croyait l'entendre encore : «La science n'est qu'une idéologie parmi les autres, ni plus ni moins efficace que n'importe quelle autre de ses semblables. Elle agit simplement sur des domaines différents, mais en manquant la vérité avec autant de marge que la religion ou que la politique. . Envoyer un missionnaire convertir les Chinois ou un cosmonaute sur la Lune, c'est exactement la même chose : cela part d'une volonté identique de régir le monde, de le confiner dans les limites d'un savoir doctrinaire et qui se pose chaque fois comme définitif. Aussi improbable que cela ait pu paraître, François-Xavier arrive en Asie et convertit effectivement des milliers de Chinois, l'Américain Armstrong - un militaire, entre parenthèse, si tu vois ce que je veux dire...- foule aux pieds le vieux mythe lunaire, mais en quoi ces deux actions nous apportent-elles autre chose qu'elles-mêmes ? Elles ne nous apprennent rien, puisqu'elles se contentent d'entériner quelque chose que nous savions déjà, à savoir que les Chinois sont convertibles et la Lune foulable... Toutes deux ne sont qu'un même signe de l'autosatisfaction des hommes à un moment donné de leur histoire.»
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Personnellement, j'ai la faiblesse de croire encore à certaines valeurs désuètes. Je reste persuadé, par exemple, que la corruption, le népotisme ou l'enrichissement de quelques uns au dépend de tous les autres ne sont pas des choses normales, quand bien même elles auraient dix mille ans d'histoire pour les cautionner. Je crois que la misère n'est pas une fatalité, mais un phénomène entretenu, géré rationnellement, une abjection indispensable à la seule prospérité d'un petit groupe sans scrupules...
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Vidéo de Jean-Marie Blas de Roblès
À l'occasion de la 33ème éditions du festival "Étonnats Voyageurs" à Saint-Malo, Jean-Marie Blas de Roblès vous présente son ouvrage "Le livre noir des Mille et une nuits" aux éditions Cherche Midi.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2656013/richard-francis-burton-le-livre-noir-des-mille-et-une-nuits-notes-sur-les-moeurs-et-coutumes-de-l-orient-toutes-les-facons-d-etre-homme-que-connaissent-les-hommes
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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