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Critique de Sarindar


Sombre et lumineux Moyen Âge : le premier quart du XIIIe siècle est une époque charnière, qui termine une ère de crainte inspirée par l'image du Dieu vengeur que l'on trouve dans l'Ancien Testament, comme une menace brandie sur la tête des pécheurs et qui insiste en même temps sur l'idée du salut donné aux hommes en la personne du Christ, par son supplice sur la Croix, par sa Passion et sa Résurrection, mais aussi par son enseignement et ses miracles, ce qui tempère et équilibre l'Ancien Testament par le Nouveau, comme une promesse d'accomplissement, et un moyen de rattrapage pour chaque homme, décidément marqué par le péché originel commis par Adam et Ève, père et mère symboliques d'une espèce, et coupable lui aussi individuellement de nouvelles fautes ajoutées, celui-ci rendant inévitables celles-là.

Sombre Moyen Âge qui présente les maux physiques connus et éprouvés par les humains comme le signe extérieur de désordres intérieurs, d'actes mauvais commis contre l'homme et contre Dieu. Car l'apparition de maladies ne peut être que la conséquence de cet éloignement par rapport à Celui de qui vient toute vie, les hommes du Moyen Âge baignant dans cette atmosphère religieuse où l'Ancien Testament le disputait en importance et en influence au Nouveau, du moins selon le clergé religieux et séculier qui se réservait jalousement le droit de connaître les Saintes Écritures et ne délivrait au peuple des fidèles que ce qui lui servait à maintenir ce dernier sous l'autorité morale et spirituelle de l'Église. D'où le ton dogmatique et péremptoire, savant et accusateur, utilisé à l'égard des laïcs, et qui prend souvent la forme d'un discours moralisateur et didactique.

Mais quelque chose va bouger avec les Miracles de Nostre-Dame, oeuvre poétique et "religieuse" de Gauthier de Coincy, un moine bénédictin né en 1178 et qui commença la rédaction de ce texte en 1214, l'année où Philippe Auguste remporta la victoire de Bouvines, dans la deuxième décennie d'un siècle qui allait être l'âge d'or du Moyen Âge, ère de prospérité et de retour de la confiance en l'avenir.

C'est le grand mérite de Lydia Bonnaventure, auteure du très beau livre intitulé La maladie et la foi au Moyen Âge, de mettre en évidence et de souligner l'importance des Miracles de Notre-Dame de Gauthier de Coincy pour traiter de cette question du rapport étroit établi par les hommes du Moyen Âge entre la maladie et la trahison de la foi ou son absence, mais aussi entre le recouvrement de la santé et la foi retrouvée ou redoublée. Lydia Bonnaventure a fait de ce texte le support de son analyse, tout en ne limitant pas à celui-ci les références qui permettent de comprendre l'univers mental des clercs du Moyen Âge et de percer à jour leurs intentions profondes tout en démontant le mécanisme de leur pensée, et d'un discours qui leur permettait d'imposer aux autres leur idéologie, car c'en était une.

Rien ne vaut l'étude de cas, quand il s'agit de dire en quoi un mal physique est le révélateur d'un état de péché, et Gauthier de Coincy ne se dérobe pas à l'exercice descriptif en donnant des exemples, et en décrivant les symptômes, non pour parler de la maladie pour la maladie, mais pour référer telle maladie ou souffrance physique à tel degré d'emprise du péché dans le coeur de l'homme, sachant que le coeur de l'homme est le moteur de ses choix : du bien comme du mal.
Gauthier de Coincy parle de ce qu'il connaît, et fait donc état des maux qui frappent en son temps, autour de lui : lèpre, mal des ardents, cécité, malformation, etc. Il ignore la peste, qui sévira surtout au XIVe siècle.
Et il y a des degrés de nuisance du mal. L'objectivité va en partie s'arrêter ici, et Gauthier de Coincy va redire comme tous ses prédécesseurs, ne se montrant pas moins aveugle qu'eux, que c'est la mort qui guette les Juifs parce qu'ils blasphémeraient en ne révérant pas la Vierge Marie et parce qu'ils auraient livré Jésus aux Romains pour qu'il soit sacrifié au lieu de le soutenir, les "faux" croyants ne pouvant que s'effacer devant les "vrais". Pour les autres, c'est leur comportement en matière de foi ou leur rejet des articles du Credo qui décide de la guérison ou de la progression de la maladie. Notons toutefois que la position sociale ou hiérarchique du malade n'est pas un gage de guérison et de salut. Il faut croire que, pour que l'intercession demandée à la Vierge Marie, médiatrice entre Dieu et les hommes, par l'enfantement de Jésus Christ, ou à des saints, ou que la vénération de reliques fonctionne, il est indispensable d'ouvrir son coeur à la grâce : ainsi en va-t-il dans le cas de Gondrée qui, atteinte par l'herysipèle ou mal des ardents, et qui a le visage défiguré, ne voit finalement sa face être réembellie et reféminisée que par le biais d'un songe où la Vierge se manifeste, sans doute parce que la "miraculée" a cru.
Mais notons bien ceci : le réflexe premier est celui de désigner le malade comme un exclu, un banni de la société, car dans cette société médiévale, pétrie de morale biblique, qui dit maladie, dit forcément faute et chute. Pour les bien-pensants, c'est l'occasion de rejeter ou de confiner. L'enfant n'est même pas épargné. On peut l'abandonner sur les marches des églises en se contentant de prier pour lui la sainte Vierge. C'est que l'enfant malade est de trop. le souhait des parents est d'avoir une progéniture saine, bien portante, même si cette descendance doit être réduite en nombre d'individus. On ne se pose pas trop de questions dès lors que l'on se persuade que le malade est forcément marqué par un signe infamant. Par exemple, l'excommunication du vivant repoussé par la communauté des croyants se poursuit jusque dans la mort avec le refus de la sépulture chrétienne et l'envoi de la dépouille mortelle en fosse commune. On honnit avec le réprouvé toute sa lignée et tous ses ancêtres, car un mauvais fruit, se dit-on, ne peut venir que d'un mauvais arbre. On va parfois jusqu'à apparenter le malade à un empoisonneur - de puits notamment - et à un jeteur de sort : on en n'est que plus enclin à le chasser au loin. Ce n'est pas que la peur d'être contaminé qui agit pour pousser les individus "sains" à se séparer de gens gagnés par la maladie. Il y a avant tout, en profondeur, l'adhésion collective à l'idée dominante que "le mal touche l'homme qui a commis un péché" (page 46). Exemple : la lèpre "ronge le corps comme le péché ronge l'âme".
Tout est-il perdu ? Non, si l'on prie avec sincérité et si l'on se confesse tout en cherchant à se rédimer avec l'aide de Dieu. Si on se libère dans et par le sacrement de réconciliation, le pardon du péché entraîne la disparition du mal physique, du moins est-ce qu'on veut laisser croire. En même temps, on montre au sujet, avant qu'il se décide, ce qui l'attend s'il ne fait rien pour assumer le salut de son âme, et l'évocation du châtiment attendu, cet art d'entretenir de la frayeur est destiné à introduire le discours éthique.

On compare le corps qui perd ses fonctions à une souche desséchée où la vie ne peut revenir si l'on ne fait rien contre l'oeuvre de mort du péché. Sinon, des odeurs pestilentielles - avec sueur, écoulements de pus que l'on qualifie de boue - préviennent la communauté que l'un de ses membres la corrompt par sa présence. Au maléfique on oppose la sainteté, qui a sa propre odeur vivifiante.

Heureusement, Gauthier de Coinci donne son opinion quand il lui apparaît que quelqu'un est injustement condamné, et cela se voit à l'utilisation du vocabulaire, par l'emploi de mots comme dolent ou souffrant, car ici il s'agit de prendre les victimes en pitié. C'est le devoir du parfait chrétien d'identifier où est le mal et où est le bien, et de ne pas se tromper.
Mais quels sont, pour ceux qui ont recours aux armes de la foi, les modes opératoires de la guérison physique s'ils ont un tel lien avec le vice et le péché et s'ils en sont la traduction apparente ? Il ne s'agit pas ici d'énumérer des remèdes ou des soins, mais de lancer un appel à Marie, Vierge et mère de Dieu fait homme, et cela souvent au creux de la nuit, dans les rêves, où tout est possible, notamment un attouchement pour le commun des mortels, et symboliquement l'allaitement au sein pour les clercs. Sinon, l'on a recours aux pèlerinages, aux reliques, à l'invocation des saints, à l'utilisation d'eau bénite ou d'huile sainte. Ou bien encore, on ajoute crédit à la réputation de personnes capables, à la suite d'épreuves endurées avec foi, d'intercéder pour la guérison des malades.
Châtiment ou salut, tout dépend de l'attitude de l'individu qui laisse agir ou pas la grâce en lui.
Et Lydia Bonnaventure de raconter de fort belle manière l'histoire - ou plutôt la légende - de Marie l'Égyptienne, dispensatrice de ses charmes auprès de la gent masculine, et qui, se voyant refuser la possibilité de vénérer la Vraie Croix, à son arrivée à Jérusalem, se mit à implorer la Vierge Marie de lui permettre de voir la Sainte relique. Une voix lui intima l'ordre de franchir ensuite le Jourdain et d'aller vivre dans le désert. Après des années, elle vit arriver un saint homme à qui elle présenta la requête de recevoir le corps du Christ. Zosime - c'est le nom du saint homme - revint avec une hostie consacrée et donna à Marie la communion. Il voulut revoir cette femme un an plus tard, mais il la trouva morte. le viatique qu'il avait donné à Marie l'Égyptienne était un passeport pour le Ciel.
Comme le rappelle Lydia Bonnaventure, "la vertu s'acquiert à partir du mépris et de la fuite du monde" (page 100).

La maladie ou la pénitence peut être un "trébuchet" pour vérifier la force d'âme du personnage qui ne doit pas se montrer faible devant qui veut le détourner de ses devoirs. C'est à la base, dans le pied, que réside la force d'un homme. Si le pied est atteint, l'homme vacille. Que l'on songe au "talon d'Achille".

Même si Gauthier de Coincy renvoie à des explications fort anciennes, il ne tombe pas dans le piège de ceux qui pensent que toute maladie a ses racines dans le péché. Car l'on admet déjà de son temps que la maladie, quelle qu'elle soit, touche indistinctement l'homme qui fait le bien autour de lui, et celui qui fait le mal. Est-ce la trace d'un changement de mentalité et de perception des choses ? Peut-être. En tout cas, il y a bien une autre explication à l'origine de la maladie et l'on ne peut plus se permettre de s'en tenir à une lecture qui donnerait à penser que la maladie - qui montre que le "mal a dit" - appelle un châtiment.
On lui donne plutôt à partir de là une valeur de test, et on voit en elle une manière de vérifier la valeur d'un humain, et avant tout, en lui,
du croyant. "La maladie a pour fonction d'être un révélateur", note à juste titre Lydia Bonnaventure qui conclut en faisant remarquer que la peur du Jugement dernier et de la damnation éternelle - image de l'enfer plaquée au tympan du porche des cathédrales en guise d'avertissement - est là, et que l'on règle sur elle ses actes - ou, du moins, on essaye de le faire - pour échapper au couperet.
Redisons-le : l'Ancien Testament ne donne à voir qu'un Dieu vengeur, qu'un terrible Juge suprême. Les Évangiles, si le retournement se fait, si la conversion s'opère, indiquent à l'être humain une voie, un chemin de Lumière et de Salut. Et les trois vertus théologales : la Foi, l'Espérance et la charité sont les appuis uniques et indispensables sur ce chemin, le difficile mais passionnant chemin de la vie.
Merci à Lydia Bonnaventure d'avoir écrit ce magnifique petit ouvrage et fait ce rappel.

François Sarindar, auteur de : Lawrence d'Arabie. Thomas Edward, cet inconnu (2010)

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