Vincent Langeais se réveille en 2191, après avoir purgé une peine de 150 années de cryogénisation pour un double assassinat. C'est du moins ce qu'on lui dit. Lui, il n'en sait rien, parce qu'en plus de l'avoir congelé, on lui a fait ingurgiter une substance qui l'a rendu amnésique. C'est donc un homme sans passé, sans histoire, ni souvenir ou si peu, comme ces musiques qui lui reviennent parfois. Quelque chose que j'ai d'ailleurs trouvé touchant dans ce personnage. L'idée que sans repère, partant de rien, il lui reste ces réminiscences qui semblent inconsciemment incarner ses émotions et ce qu'il était, mieux que les mots. Bref, c'est un homme asséché, sans but et qui, tel un enfant, doit tout réapprendre, à commencer par parler et se déplacer.
Il découvre un Monde qui a connu de nombreux bouleversements suite à la révolution universelle initiée au début du millénaire par les "Témoins du chaos" . Cette entité, composée au départ d'une poignée d'intellectuels et de scientifiques a fait des émules dans le monde entier, générant de grandes mutations, mais aussi et malgré elle, des mouvances radicales.
Je vais tenter de faire vite. Nous voilà donc dans une société sans frontière, de plein emploi, où celui-ci est même devenu un plaisir (mais oui). Chacun est appelé à s'exprimer sur les sujets qui le concerne et chaque décision est légiférée par le peuple. Tout le monde peut posséder un toit, l'écologie n'est pas juste une théorie mais un art de vivre, il n'y a d'ailleurs plus d'automobile. L'homme aurait donc cessé d'arriver tout puissant avec ses gros sabots et sa suffisance pour tout saccager et se serait mis à respecter la biodiversité (ou ce qu'il doit en rester en 2191). L'humain se faisant discret, la nature aurait ainsi repris ses droits (et ouais). Enfin, les religions n'existent plus que dans la tête de quelques illuminés et en ont fini de faire la pluie et le beau temps dans le monde, hallelujah ! Voilà, pour quelques grandes lignes.
Mais rien n'est jamais parfait, aucun modèle n'est infaillible, ce serait sans compter sur la nature humaine qui est, et cela peut importe les siècles, toujours capable du meilleur comme du moins bon... la vidéo surveillance est très présente, la participation citoyenne est fluctuante selon les intérêts ou les désintérêts (bah oui, et puis on se lasse de tout...), l'argent est toujours le nerf de la guerre, la manipulation et le formatage des esprits est toujours de mise. Il y a des choses qui ne changent pas.
Vincent est sans racine, sans famille, sans rien du tout d'ailleurs dans ce monde idéalisé, mais aseptisé, qu'il ne connaît pas et qui se veut solidaire, mais à condition qu'il se prenne lui-même en charge. Mais comment sortir la tête de l'eau lorsqu'on se sent viscéralement inadapté et différent, sans avoir recours à l'artificiel pour afficher un bien-être de façade ? Comment, vidé de sa substance, se construire alors qu'on ne repose sur aucune fondation ? Parmi les alternatives pour une vie "meilleure", on trouvera toujours le célèbre «quand on veut, on peut », suivi de très prés par le le fameux « mais, fais donc un effort ». Et pour ceux qui comme Vincent ne veulent décidément pas écouter les gens pleins de bon sens, il y a les psychotropes et autres drogues, et les armes à feu qui sont désormais en vente libre. Enfin, pour les plus imaginatifs, si toutefois, vous en avez les moyens, il reste le business fleurissant du suicide organisé dont le slogan pourrait être : Votre vie est un cauchemar ? Offrez-vous la mort de vos rêves !
N'ayant ni rêve, ni envie, ni argent, Vincent tentera de trouver quelques soubresauts de vie dans les drogues et les parties de roulettes russes. Et pour apporter un peu de douceur et d'onirisme à sa morne (in)existence, il préférera dormir dans les bois avec les biches. Mais voilà, son sang ne bout plus, son existence n'a pas de sens, il ne se sent définitivement pas à sa place.
Un jour, un mystérieux appel va sortir Vincent de sa léthargie. le rythme va subitement devenir haletant et notre pouls va s'accélérer en même temps que le sien. Flirter avec la mort, pour ressentir un semblant de vie, c'est peut-être cela la solution. C'est en tout cas ce qu'il va faire en acceptant le deal plus que louche d'un parfait inconnu dénommé Robin et entre les mains duquel il va remettre sa vie, devenant l'acteur ou plutôt la marionnette d'un scénario surprenant qu'il va découvrir en même temps que nous. Mais a-t-il déjà été maître de ses choix, ou bien a-t-il toujours été dans l'attente d'une voix pour le guider ?
On est ici plus dans l'anticipation que la science-fiction. Nous sommes projetés dans un futur certes lointain, mais qui fait totalement écho à notre réalité. Les thèmes et les sujets de réflexion sont nombreux : l'isolement, inadaptation sociale, les mutations de la société, la manipulation, les faux-semblants,... Peut-on s'en remettre à autrui pour changer son destin ? Jusqu'à quel point est-on seul responsable de ses actes et de leurs conséquences ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Suffit-il de changer les règles d'une société pour en changer profondément les Hommes ? Comment trouver sa place en tant que citoyen, si on ne la trouve déjà pas en tant qu'Homme ?
On garde une certaine distance avec les personnages, mais j'y ai vu une cohérence avec le récit. Concernant Vincent, cela peut sembler frustrant au premier abord, mais c'est aussi sa frustration que l'on ressent dans ce vide, ce désarroi, ce détachement qu'il a de son propre sort et cette idée que seul quelque chose d'extrême peut le ramener à la vie. Pour les autres personnages, cela met plutôt en évidence le côté froid, totalement sous contrôle de cette nouvelle société où tout a une fonction et qui semble laisser peu de place à la fantaisie et la spontanéité.
L'auteur distille des informations tout au long du récit, qui pour certaines peuvent paraître totalement anodines mais se révèlent in fine, bien plus importantes qu'on ne le pensait. On en saura par exemple, un peu plus sur la nature de Vincent dans les dernières lignes.
L'intrigue est riche, intelligemment menée et tient en haleine jusqu'au bout. Si je devais qualifier le style, j'aurais envie de prendre les références musicales citées par l'auteur, et une en particulier : Godspeed you ! Black Emperor. Pour situer, le genre dit « post-rock/rock progressif » se caractérise par de longs morceaux le plus souvent instrumentaux alternant de longues plages atmosphériques, mélancoliques, planantes, sombres ou lumineuses et des montées en puissance épiques, entrecoupées de cassures de rythmes brutales ou progressives, la tension semble parfois retomber, une sorte de calme s'installe, dernières notes, dernières vibrations, peut-être la fin ? Pas sûr. Nous, en tout cas, nous n'en avons pas encore fini, nous en ressentons encore les battements. Il y a de ça dans l'écriture d'Anthony Boucard, quelque chose de sensible, d'élégant et de nerveux. Il y a de la matière et des contrastes riches, des idées profondes et une vraie personnalité. J'ai beaucoup apprécié ce rythme, ce style, ce fond que j'avais également constaté dans L'Utopie des fous, son second roman.
On ne peut que lui souhaiter de persévérer dans cette voie. Un auteur de talent à suivre.
https://www.deezer.com/fr/playlist/5647243962
Lien :
https://www.deezer.com/fr/pl..