« le brasier du Khan » relate le retour incognito d'un prince déchu dans son ancien domaine transformé en musée du peuple après la Révolution d'Octobre, sa prise de conscience et sa rage devant le constat que son ancien monde ne reviendra plus, jusqu'à la décision démente de transformer en brasier tout le passé flamboyant des « Russes blancs » auxquels il appartient, en faisant brûler le palais.
« L'île pourpre » est une fable politique construite sur le mode de la parodie. Dans ce pastiche imaginé sur le modèle des romans d'aventures de
Jules Verne, une île peuplée de trois tribus - les nègres rouges, les nègres blancs et les nègres fieffés - devient le cadre de guerres de clans et d'enjeux politiques, de changements de règne et de conduites irrationnelles à l'image du grand carnaval que deviendra « l'Union soviétique ».
Sous le couvert de la cocasserie, cette nouvelle insolite dans laquelle la violence côtoie un humour absurde et décalé, illustre la situation frisant l'incohérence de la Russie après la Révolution d'Octobre, les nègres rouges représentant le peuple et les bolcheviks, les nègres blancs figurant les nobles et les orthodoxes, et les nègres fieffés, les libéraux démocrates.
Quant à la dernière et superbe nouvelle «
J'ai tué », celle qui donne son titre au recueil, elle est la confession d'un élégant médecin, avouant à des confrères amis, le meurtre perpétré sur un séparatiste pendant la guerre civile en Ukraine.
Révélant plusieurs aspects autobiographiques -
Boulgakov était lui-même médecin de formation - cette nouvelle, remarquable d'intensité, dévoile toute la violence du conflit civil ukrainien, la brutalité et l'injustice des autorités militaires conduisant le médecin Iachvine à prendre position et à commettre un acte irréparable allant pourtant à l'encontre de ses convictions humaines et de sa profession : l'assassinat d'un haut gradé de l'armée ukrainienne.
Sept ans après les faits, il relate à ses amis le déroulement de cette terrible nuit de février 1919 à Kiev où, témoin des exactions, massacres, pogroms, réquisitions arbitraires, commis par les séparatistes sous le commandement de leur leader Petlioura, lui, le médecin impliqué, l'intellectuel érudit, en était arrivé à tuer un homme.
Ces trois histoires extraites des « Oeuvres : nouvelles, récits, articles de variétés » sont une bonne entrée en matière à la découverte de l'oeuvre de
Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), grand satiriste de la Russie des années 1920, dont l'oeuvre la plus célèbre reste sans nul doute «
le maître et Marguerite » qui relate le bouleversement causé par l'ingérence du diable dans la vie des moscovites.
Trois nouvelles très différentes les unes des autres aussi bien par le style que par la façon d'aborder les thèmes au centre des préoccupations de
Boulgakov et qui permettent ainsi d'apprécier les multiples facettes narratives de l'auteur au détour de sujets centrés principalement sur la guerre civile, la fin de la Russie impériale, le bolchevisme ou le sentiment de responsabilité.
La constatation attristée de l'irrationalité du Nouvel Ordre né de la Révolution Russe est l'une des constantes de l'oeuvre abondante de
Mikhaïl Boulgakov.
Très vite qualifié de « contre-révolutionnaire », sans soutien, il est la représentation la plus effarante de l'écrivain frappé d'ostracisme qui voit tous ses ouvrages censurés et donc sa vie même réduite à néant par le pouvoir en place. Ce n'est qu'après sa mort, en 1940, que le public découvre peu à peu l'ampleur de sa littérature et l'érige au rang des plus grands auteurs russes du XXe siècle.
Pour autant, même frappé du sceau de la censure, il continue d'écrire dans l'ombre, témoignant du non-sens et de l'absurdité qui régissent cette nouvelle « Union soviétique » capable de « détruire les anciens rapport sociaux » avec toute la paranoïa et la schizophrénie dont elle a fait montre au fil des années.
Pourtant, ce médecin de formation devenu journaliste, écrivain, librettiste et auteur de théâtre n'est point au départ un adversaire farouche du communisme naissant. La nouvelle « le brasier du Khan » pointe les responsabilités des russes blancs abusant de leurs privilèges qui ont conduit à la Révolution et à la chute du tsarisme. Celle de «
J'ai tué » souligne pour sa part, l'impatience fébrile et pleine d'espoir dans laquelle se sont trouvés les habitants de Kiev en attendant l'arrivée imminente des bolcheviks dans la ville. Il n'y a que « L'île pourpre » pour révéler, sous le comique de situation et sous forme de parodie de la littérature de propagande, toutes les aberrations nées du nouveau système politique.
Ces trois récits nous font donc pénétrer dans l'univers à la fois sombre et léger d'un écrivain enthousiasmant, au talent de conteur exceptionnel, capable en quelques mots, en quelque phrases bien senties, de camper des décors et des situations, de peindre des portraits d'une écriture très visuelle, quasi cinématographique dans la façon de découper les histoires en plans rapides et sur un rythme endiablé. Un auteur incontournable de la littérature russe du siècle dernier.