Evoquer l'Afghanistan aujourd'hui en 2016, c'est penser, immanquablement, à la guerre, aux Talibans, au terrorisme. Rien de transcendant pour l'humanité dans cette folie destructrice qui n'épargne même pas les statues, telles les Bouddhas de Bâmiyân dynamités en 2001 au nom d'un obscurantisme religieux aussi rétrograde qu'impitoyable.
Les Bouddhas de Bâmiyân, Jean et
Danielle Bourgeois ont peut-être eu l'occasion de les voir lors de leurs voyages en 1968 et 1969. Mais le tourisme n'était pas le but de ce couple de jeunes Belges tout juste mariés. On ne devine pas exactement la motivation profonde, le besoin secret qui poussent cette dessinatrice et cet ingénieur en électronique (par ailleurs alpiniste chevronné qui « survivra » à l'Everest quelques années plus tard) à lâcher leurs vies tranquilles pour partir à la rencontre d'un des peuples nomades les plus inaccessibles de la planète. Rêve de liberté, besoin d'espace dans l'infini des déserts ? Leur récit révèle qu'ils souhaitaient partager le mode de vie de « ces gens énigmatiques » « afin de rapporter le témoignage d'un mode d'existence que les Occidentaux ne connaissent plus ». Et de fait, à la charnière de ces années 60-70, si l'Afghanistan, passage incontournable sur la mythique Route de la Soie, est encore relativement accessible et vivable pour les étrangers, on connaît peu de choses à propos des « Koutchis », nom donné aux nomades pachtouns, qui parcourent, deux fois chaque année, des centaines de kilomètres entre les plaines de l'Indus au Pakistan, où ils passent l'hiver, et leur camp d'été dans les montagnes de l'Hazarajât, dans le centre de l'Afghanistan. Au cours de ce périple de plusieurs semaines à travers un désert minéral et des cols à plus de 4000m d'altitude, les caravaniers-contrebandiers, faisant fi de la frontière, font commerce d'animaux, de viande ou de laine dans les villages traversés en route. Ce sont ces fiers nomades, descendants des Aryens, peuple indo-européen apparu il y a 5000 ans en Bactriane, dans le nord de l'Afghanistan, que les deux explorateurs se mettent en tête de localiser. Bardés d'appareils photo et de caméras, d'enthousiasme et d'un brin de naïveté, et armés seulement d'un petit revolver, de quelques mots de persan et de notions de médecine d'urgence, ils sillonnent la région de Ghazni, au sud de Kaboul, pour tenter de repérer une caravane en transhumance. Ils sont d'abord confrontés à la suspicion des autorités locales, qui ne comprennent pas l'intérêt des Occidentaux pour les Koutchis, et qui, surtout, n'ont guère envie d'avoir de comptes à rendre aux autorités belges au cas où il arriverait malheur à leurs ressortissants. Après avoir opéré la « jonction » avec une caravane, les Bourgeois se heurtent à un autre mur de méfiance, cette fois de la part des nomades. Après quelques sueurs glacées d'angoisse, ils réussissent à se faire accepter, d'abord grâce à leur provision de médicaments, puis, très lentement, comprenant qu'il s'agit « de respecter l'autre et se faire respecter », grâce à un savant dosage d'humilité et de fermeté. Commence alors une marche harassante vers le camp d'été des Koutchis, que Jean et Danielle n'atteindront pas, épuisés physiquement et moralement par des conditions de vie trop éprouvantes pour leurs organismes peu habitués à tant de privations. Après quelques mois à se « recomposer » en Belgique, ils refont cependant le voyage l'année suivante et parviendront cette fois au camp d'été, où ils retrouveront avec bonheur leurs désormais amis nomades, dont ils partageront la vie pendant quelques semaines.
Ce récit à deux voix alterne les témoignages de Jean, plus « scientifiques » et ceux, parfois cocasses, de Danielle, davantage ancrés dans la vie et les tâches quotidiennes qu'elle partage avec les femmes de la tribu, mais d'autant plus précieux que Jean, s'il avait voyagé seul, n'aurait jamais pu avoir accès à ces échanges « ménagers » exclusivement féminins.
Publié en 1972, réédité et actualisé en 2016, ce livre n'est pas seulement un document exceptionnel relatant les découvertes archéologiques inestimables du couple, ou les traditions et les codes complexes de cette société nomade dont on n'imaginait pas à l'époque qu'elle était sur le point de disparaître. C'est aussi le témoignage d'une expérience extraordinaire, infiniment sincère et respectueuse et donc terriblement touchante, de fraternisation entre deux mondes quasiment inconcevables l'un pour l'autre. Une fraternisation qui se heurte pourtant à une barrière irréductible, et une expérience dont on ne sort pas indemne : « toutes les images que nous évoquions pour vous [les nomades] vont ont fait mesurer en même temps vos propres limites, soupeser les lourdes portes qui vous barrent l'accès à un autre univers que le vôtre. Vous ne serez jamais autre chose que des nomades, nous ne serons jamais autre chose que des Occidentaux. de chaque côté de la barrière, nous avons compris avec la même tristesse à quel point notre liberté est relative. [...] Notre nouvelle échelle des valeurs, influencée par un monde d'hommes pour qui la question essentielle est celle de la survie du clan dans une nature agressive, se révèle inadaptée à ce monde occidental. Les déracinés que nous sommes devenus contemplent avec stupeur l'évolution accélérée d'une publicité envahissante, les longues palabres télévisées où sociologues et médecins débattent de la meilleure utilisation des loisirs, de la meilleure façon de gérer notre nourriture trop riche en glucides et lipides. Notre monde nous est aberrant, et pourtant nous sommes dans l'impossibilité de le renier tout à fait ».
Lire aujourd'hui ce récit d'un monde disparu est bouleversant. Rétrospectivement, la préface de
Frison-Roche et l'avant-propos de
Jean Bourgeois serrent le coeur, et en regardant les photos prises par le couple, on est pris d'une sorte de nostalgie par procuration : après tant d'années de guerres et de souffrances, que sont-ils devenus, ces nobles Seigneurs d'Aryana ?
Immense merci à Babelio et aux Editions Nevicata (en particulier à Charlotte pour le petit mot et les catalogues) pour cette très belle découverte.