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Critique de Alexein


Je remercie Babélio et les éditions Grasset pour ce livre reçu dans le cadre de l'opération Masse critique.

Ce livre se démarque, dans cette rentrée littéraire, en attaquant presque de front, grâce aux ressorts de la fiction, le thème du racisme.

Amédée Gourd est un manutentionnaire menant une existence monotone et paisible en compagnie de sa grand-mère. le récit est entièrement conté à la première personne. D'entrée de jeu, le ton est donné : il se trouve accusé, jugé et condamné pour insultes racistes envers une Rouge. Tout le long du livre, le lecteur évolue du point de vue d'Amédée avec son flux de pensées : il écorche les expressions d'une façon comique et montre bien son niveau culturel bas.

Il est traîné sous le feu des projecteurs et livré au défoulement de la meute. On peut facilement voir un parallèle établi avec notre société, sauf que quelques points sont très différents. Ces peaux rouges sont une population d'un pays voisin victime de génocide ; ils ont fui massivement, ça se comprend. Leur nombre augmente donc considérablement dans le pays où se déroule cette histoire.

Je n'ai pas pu m'empêcher de m'attarder sur le nom attribué au protagoniste :
Amédée : un nom pas très jeune ;
Gourd : comme pas très doué, pas dégourdi, maladroit, voire inadapté.

Que dire de cette thérapie de groupe, sorte de cure de désintox au racisme par laquelle la société entreprend de le rééduquer ? Tout doit y être sympa. On doit s'extasier de tout, ambiance bisounours et négation des différences. La question est même soulevée que, derrière tout conflit avec un Rouge, il y aurait du racisme déguisé.

Emmanuel Brault exprime bien à travers les réflexions de son anti-héros le comportement des Blancs qui fait penser à de la repentance à l'égard des Rouges, une sorte d'admiration d'eux-mêmes (les Blancs) dans leur attitude de bienveillance et de commisération. Parmi les remarques intéressantes à relever, p.70 : « […] société de dégénérés qu'ose plus se regarder en face alors elle regarde les autres et elle fait semblant de les aimer. » Je rapproche cette réflexion d'une phrase qu'avait prononcée Alain Finkielkraut dans ONPC en 2013 (en parlant de l'affaire Léonarda) lorsqu'il y était venu présenter « L'identité malheureuse » : « Ils aiment leur amour de l'Autre ». C'est comme un moyen de se donner bonne conscience en payant son tribut au sacro-saint « vivre-ensemble ».

Ce livre est étrange, loufoque, assez baroque et la lecture en devient pénible à force. Une sorte de malaise s'installe. On sent qu'il touche un point névralgique. Il montre cette crispation hystérique d'une société lancée dans une chasse aux sorcières. Et plus elle traque le racisme, plus elle le nourrit.

Dans ce livre, la société traite le symptôme plutôt que sa cause. A.G. se présente comme raciste et explique pourquoi : l'État privilégie les Rouges au détriment des autochtones. Il soulève des questions très sensibles. Au stade où en est la société dans ce livre, ceux qui sont définis comme racistes sont considérés comme des malades mentaux. La question n'est même pas sujette à débat. Il y a d'une part ceux qui se conforment au dogme pour ne pas se retrouver exclus du groupe et pointés du doigt ; et les autres sur lesquels la horde déverse toute sa fureur. On voit bien comment l'antiracisme, dans sa dérive, devient un fanatisme en tendant vers l'absolutisme et une « pureté » intolérante envers toute opinion n'entrant pas exactement dans le moule simpliste de son dogme essentialisé. La réflexion et le doute mêmes sont dangereux pour l'antiracisme.

Comment en vient-on à pervertir une chose aussi noble que l'antiracisme ? Cette question dépasse le sujet du livre qui nous immerge simplement dans cette situation très concrète et un peu exiguë. Je trouve qu'elle ne permet pas de prendre du recul. Il manque une partie du décor : qui a commis le génocide en question ? L'État dont A.G. est citoyen ? Ce sont ces petits détails auxquels il est régulièrement (mais très brièvement, en passant) fait allusion, qui à la fois éclairent un peu le propos tout en le brouillant et créent ainsi une impression de flottement et engendrent un malaise. La mise en perspective est intéressante mais elle est très bancale.

Une citation d'un de ces moments ambigus, p.167 : « Histoire de se regarder en face et de se dire les choses. T'as pas d'amis rouges, tu fais comme tout le monde, tu les fréquentes pour être la bonne fifille bien ouverte qui fréquente les rouges. Histoire d'arrêter de les sucer sous prétexte qu'on se sent coupable de quoi je vous le demande. J'ai rien à voir avec nos voisins moi, sauf que je suis blanc. S'ils sont assez cons pour s'être laissé faire à l'époque, qu'est-ce que j'y peux. C'est pas moi ou toi qu'ils doivent bassiner c'était à l'époque. Là, tout le monde est clamsé, fallait se réveiller avant les rouges. Histoire d'arrêter de traiter tout le monde comme des gosses sous prétexte que tu as la science infusée. Tu me fais chier, c'est quoi ton monde de cons où on se dit tout, un monde de merde avec des rideaux mauves et des culs rouges, vous vous chiez tous dessus, vous avez peur de tout, vous dites il faut parler mais vous parlez pas, vous blablatez, vous faites semblant comme les acteurs, vous jouez un rôle, mais toi et tous les autres vous en avez rien à foutre des rouges […] »

Il vide son sac en étant totalement emporté par sa rage, excédé par cette façon binaire de traiter la question. C'est une réaction fréquente à quoi mène cette réduction au racisme (et la marginalisation qui s'ensuit) de bien des gens : ils sont poussés à la faute verbale et tombent dans le piège. Pour la liberté d'expression, l'espace public est devenu un terrain miné avec dévoiement du sens des mots, amalgame, procès d'intention et autres stratégies sournoises visant à salir le discours, à jeter le soupçon. Si l'expression par l'échange raisonné et respectueux n'est plus possible, c'est par la violence verbale (dépourvue de nuances et catégorique) puis physique que les gens se défendent car ils n'ont pas l'intention de se laisser écraser. Évidemment, il est difficile de distinguer les vrais racistes des gens simplement exaspérés et à bout de nerfs. Et il suffit bien souvent de tenir une seule fois un propos raciste devant témoin pour être étiqueté « raciste » à vie. Avec l'appauvrissement du vocabulaire et de l'expression qui caractérise notre époque, la tendance est à la simplification de toutes les idées, à l'élimination des nuances, à l'empêchement de développer une pensée critique permettant de saisir la complexité des situations et leurs subtilités. Cela renforce une conception binaire de la vie, alimente la superstition et la bêtise.

Face à cette incompréhension qu'il entretient, A.G. se retrouve acculé et semble basculer dans la paranoïa et la détestation totale. Cependant il réclame le débat, il veut maintenir le dialogue et déplore l'unilatéralisme des politiques et des médias qui ne cherchent même pas à le comprendre. Pour eux, il n'est qu'un malade mental.

C'est étrange d'avoir présenté ce personnage comme un raciste. Un vrai raciste propose-t-il le débat et la discussion ? Pour lui, tout est clair et tranché : la couleur de peau veut tout dire. A.G. est un personnage étrange parce qu'il semble hybride. Il paraît se soumettre de son plein gré à ce jeu d'étiquetage tout en entretenant des réflexions sur le conditionnement de la société vis-à-vis des questions sur le racisme. C'est un personnage contradictoire qui ne me semble pas crédible.

C'est un livre étonnant qui suscite beaucoup d'interrogations mais qui, par l'étrangeté de la composition de ce personnage d'Amédée Gourd et le flou du contexte, me fait penser à un mélange d'idées pas franchement vraisemblable. L'auteur a peut-être été dépassé par son histoire et son sujet. Ce livre a le mérite de susciter des réflexions. Je le trouve bancal et cependant intéressant.
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