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Critique de YvesParis


En mars 1999 sortait sur les écrans le film « Un spécialiste » réalisé à partir des archives filmées du procès Eichmann à Jérusalem en 1961. Il était le fruit du travail infatigable d'un jeune réalisateur israélien, Eyal Sivan, qui avait, par hasard, retrouvé en 1991 à l'université de Jérusalem la trace des bobines oubliées de tous.

L'oubli dans lequel étaient tombées les archives vidéo du procès Eichmann est d'autant plus paradoxal que ce procès avait, depuis l'origine, été conçu comme un « devoir de mémoire ». Il s'agissait pour Israël de renouer avec l'histoire de la Shoah, d'y repuiser une légitimité, après une décennie de refoulement.

C'est que l'État d'Israël s'était construit en tournant le dos au passé. À l'époque où en France de Gaulle construisait une image idéalisée de la Résistance, Israël, par le même processus, glorifiait la résistance juive et récusait l'image d'un peuple se laissant massacrer « comme des moutons à l'abattoir » : l'adoption en 1953 de la « loi sur la Shoah et l'héroïsme », le choix de la date de l'insurrection du ghetto de Varsovie comme jour de commémoration de la Shoah et la place réduite consacrée au génocide dans les manuels scolaires israéliens en sont autant d'indices.

Mais, la période de construction de l'État d'Israël achevée, il fallait « un événement qui cimente la société israélienne, une expérience collective, prenante, purifiante, patriotique, une catharsis nationale » (Tom Seguev, "Le septième million, Les Israéliens et le génocide", p. 389). le procès Eichmann allait en être l'occasion.

En kidnappant Eichmann en Argentine, en le jugeant à Jérusalem, David Ben Gourion veut intenter le procès du nazisme. Et toute la stratégie du procureur général Gideon Hausner est dans ce sens : il voudrait accuser Adolf Eichmann du crime de six millions de juifs. Cette démarche pervertit le sens du procès pénal : on veut "juger l'histoire » là où il s'agit de juger un homme". Ce malentendu pollue le procès Eichmann comme il polluera plus tard le procès Papon.

À procès exceptionnel, criminel exceptionnel. Israël ne pouvait se contenter d'un second rôle, d'un fonctionnaire ordinaire, d'un criminel de papier. Il lui fallait « un monstre », « un être bestial », « le destructeur d'un peuple », « un ennemi du genre humain » selon les termes utilisés par le procureur général. Las ! Adolf Eichmann n'est qu'un homme médiocre, banal, un fonctionnaire zélé qui obéissait loyalement aux ordres de sa hiérarchie. Qu'il adhère en 1932 au NSDAP ne fait pas de lui un tueur de juifs, à une époque où la crise économique et l'abaissement de l'Allemagne poussait une classe moyenne déclassée dans les bras de l'extrême-droite. Tout au long du procès, l'accusation s'est trompée, qui a cru qu'Eichmann mentait pour se défausser de ses responsabilités. Marius Schattner défendait encore cette position intenable dans le journal Libération (« Eichmann, bien plus qu'un spécialiste », 1er juillet 1999).

Si la culpabilité d'Eichmann est effrayante, ce n'est pas en raison de la monstruosité de l'inculpé, mais au contraire de sa banalité. « La normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies » écrit Hannah Arendt qui couvrait pour le magazine The New Yorker le procès Eichmann. En allant à Jérusalem, Arendt voulait approcher l'incarnation du « mal radical » dont elle avait traité dans « La condition de l'homme moderne » publié en 1958. Elle fut surprise de la médiocrité d'Eichmann et de constater à quel point « était minable ce meurtrier de masse sans mauvaise conscience ».

Eichmann n'était qu'un « rouage ». Il accomplissait du mieux possible, dans des circonstances exceptionnelles, sa tâche : l'expulsion des juifs jusqu'en 1941 (c'est lui qui plaida, en vain, pour leur installation à Madagascar), puis leur « évacuation vers l'Est » après que fut décidée la « solution finale ». Il n'était pas foncièrement antisémite ; il avait même demandé sa mutation après avoir constaté de visu sur le front de l'Est le sort des populations dont il supervisait l'évacuation. Mais il s'était conformé aux ordres car « un soldat au front ne pouvait choisir sa place, mais devait faire son devoir quel que soit son poste ». Eichmann n'était pas l'inspirateur d'une politique démoniaque ; il en était l'exécutant servile. C'est cette abdication de la responsabilité, du jugement personnel, c'est cette obéissance aveugle, d'autant plus inquiétantes qu'elles sont diffuses, que le film de Sivan et Brauman dénoncent.
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