Critique de
Marc Obregon, L'Incotidien, 20 mai 2020.
Longuement cantonné aux éditions Fleuve Noir, assimilé à cette littérature de gare regrettée, à ces couvertures bariolées et provocatrices qui s'effeuillaient avec délice sur les étals des buralistes,
Brussolo reste aujourd'hui injustement sous-estimé. C'est sans doute, encore à ce jour, un des piliers de la littérature française de l'imaginaire, autant par son ambition que par sa production pléthorique, tant il est capable de s'adapter à tous les genres (thriller, science-fiction, horreur, polar historique et j'en passe) avec autant de ferveur et de radicalité.
Brussolo, on en a souvent fait une sorte de
Stephen King français : il partage en effet avec le maître de Bangor une même enfance chaotique et secrète, une graphomanie qui confine parfois à la démence et un goût pour les situations inextricables. Mais
Brussolo est aussi bien français : son inspiration, il l'a puisée autant dans le surréalisme que dans le fantastique francophone des années 60 à 80, de
Jean Ray à
Topor, en passant par les expérimentations punks de
Métal Hurlant.
Son écriture est souvent jugée pachydermique, notamment pour l'emploi systématique de métaphores qui font ressembler certaines de ses oeuvres à de longues collections d'analogies fatales, frisant le fétichisme morbide. Mais alors que des écrivains ultra-politisés comme
Damasio ou Bordage trustent aujourd'hui les ventes,
Brussolo c'est aussi l'alternative d'une science-fiction allégorique complètement dénuée de réalisme, simplement peuplée de visions, d'un pouvoir évocatoire sans pareil.
Brussolo est un alchimiste des mots là où les autres se contentent parfois de brasser une idéologie poussive, des concept hard science hâtivement bricolés pour paraître solubles dans leur moraline. La comparaison est d'autant plus flagrante lorsqu'on met côte à côte La Planète des Ouragans, son oeuvre-somme, et
La Horde du Contrevent, best-seller de
Damasio, deux planet operas fondés sur la même idée, à savoir un monde éternellement tourmenté par les vents. Si le page turner de
Damasio vaut pour sa grande exigence stylistique et sa tenue littéraire, c'est presque un livre sage et timide en comparaison du livre-monstre de
Brussolo, sorte de délire psychédélique vénéneux et angoissé, qu'on jurerait écrit sous psilocybes.
Brussolo, dans son processus de création, prend souvent le chemin inverse auquel nous ont habitué les écrivains de SF : au lieu de bâtir le squelette d'un monde et sa rationalité fictive afin de le peupler ensuite, il part d'images pures, d'hallucinations poétiques, de gouaches démentielles qu'il tente ensuite de relier entre elles par la grâce d'une intrigue souvent étique. Comme souvent, les héros de
Brussolo sont de simples observateurs qui débarquent dans un univers aux lois absurdes, dont ils comprennent peu à peu les mécanismes grippés et la logique déviante. La littérature de
Brussolo est bien une littérature du regard, profondément innervée par une instance picturale, qui dicte la passivité à ses héros, perdus dans un décor grandiose, burlesque, ou les deux à la fois.
Dans La Planète des Ouragans, le héros est un jeune commercial dépêché par sa société, une agence de voyage, pour évaluer le potentiel touristique de Santäl, la Planète des Vents. Autant dire qu'il ne sera pas déçu…bâti autour de trois grandes parties aux titres évocateurs (Rempart des Naufrageurs, La Petite Fille et le Dobermann, Naufrage sur une Chaise Electrique), le roman peut se lire comme un guide de voyage halluciné, le mode d'emploi d'une planète dégénérée où chaque peuple a développé une croyance et une pratique relatives à la menace continuelle du vent : Les Pesants, qui s'alourdissent et s'arriment à la terre, cultivant l'obésité, les Aériens qui s'affament au contraire et font culminer leurs frêles empires dans les hauteurs mouvantes de la planète, ou encore cette secte qui troue les corps et sculpte les os pour en faire des flûtes humaines capables de chanter la rhapsodie des ouragans… On y croise un lac aimanté où vivent des chevaux aux sabots de fer, provoquant des foudres d'étincelles sur leur passage…une maison charriée par le vent, équipée d'un soc pour fendre la Terre jusqu'à son issue fatale…des coquillages géants dans lequel se love toute une population en quête d'oubli…et bien d'autres images qui frappent durablement l'imagination, aussi sûrement que certaines peintures d'
Alfred Kubin ou de Beksinski. A lire absolument.
Par
Marc Obregon
La Planète des Ouragans,
Serge Brussolo
Folio SF, 720 pages