La princesse noire

- Vous êtes blessé, remarqua-t-elle.
- Ce n’est rien ma fille, grommela l’homme, Notre-Seigneur Jésus en a supporté bien davantage.
Inga retint une grimace. De telles réflexions lui rappelaient trop les interminables sermons de sa mère.
Elle avait toujours détesté le dolorisme de la religion chrétienne, cette complaisance dans la souffrance, qui prenait parfois l’aspect d’un plaisir sournois.

Son père lui avait maintes fois expliqué que les châteaux tombaient aux mains de leurs assaillants non pas en escaladant les murailles mais en passant par en dessous. C’était là un moyen beaucoup plus sûr que celui qui consiste à s’offrir comme cible en gesticulant au sommet d’une échelle, échelle qu’on peut d’ailleurs aisément repousser dans le vide à l’aide d’une perche.

Si sa mère, Herra, avait lutté pour éradiquer de sa culture tout apport païen, Inga était toujours restée profondément impressionnée par les légendes fabuleuses dont son père l’avait abreuvée au cours de son enfance. Ce mélange instable et contradictoire avait installé dans son esprit un trouble dont, aujourd’hui encore, elle ne parvenait pas à se défaire. Elle avait beau se répéter que gnomes et dragons n’avaient pas d’existence en dehors des récits scaldiques, elle ne pouvait s’empêcher en ce moment même de tendre l’oreille pour détecter les battements d’ailes du monstre qui terrorisait les pêcheurs.

Elle avait toujours détesté le dolorisme de la religion chrétienne, cette complaisance dans la souffrance, qui prenait parfois l'aspect d'un plaisir sournois.

Qui peut comprendre cela? Le sang,la souffrance et la fièvre avaient fait davantage pour nous que les baisers et les caresses...C'est ainsi,je ne l'explique pas.C'était comme une cérémonie de mariage...Un mariage célébré par un bourreau.

Les temps ont changé. Les anciens dieux aimaient le sang et les batailles. Le spectacle des tueries les divertissait. Alors nous nous battions. Il ne fallait pas que les dieux s'ennuient, surtout pas, car ils se seraient fâchés contre nous. Nous étions leurs bouffons.

Le loup a rompu sa chaîne. Il est là, qui court, silhouette géante à l'horizon du monde. Il se hâte pour un rendez-vous de mort fixé de toute éternité. Dans un instant il ouvrira la gueule pour dévorer la lune et le soleil. Alors, la lumière s'éteindra dans le ciel, et la nuit tombera sur Asgard, le château des dieux, ainsi que sur Midgard, la terre du milieu, là où demeurent les humains ...

Fenrir le loup a rompu sa chaîne. Il va dévorer la lune et le soleil. L'âge des ténèbres s'installera sur le champ de bataille des dieux morts. Ce sera l'obscurité des temps nouveaux voués à la désespérance.

On dit que la chemise d’ours réclame son dû, tôt ou tard. À force de bénéficier des pouvoirs de l’ours, l’homme se métamorphose peu à peu en ours. On raconte que les bersekkers finissent par s’enfoncer dans les forêts et n’en reviennent jamais. Des griffes leur poussent au bout des doigts, leur corps se couvre de poils. La chemise d’ours a fini par leur coller à la peau, par faire partie intégrante de leur corps. Les hommes ne peuvent jouer impunément avec les forces divines, il leur faut en assumer les conséquences.

Etait-ce l'effet de l'ivresse? A deux reprises la jeune fille crut voir passer au-dessus de sa tête l'ombre d'une gigantesque paire d'ailes...