Mange-monde

C'était un enregistrement crachotant plein d'airs d'opéra où des femmes se lamentaient en poussant des trilles que Mathias jugeait ridicules. Il détestait ces chansons qui n'en finissaient pas et où les cantatrices se mettaient à roucouler comme des poules en folie.

"Tu sais bien qui c'est! [...] La nuit, quand il croit que personne ne peut le voir, il sort de l'eau et se met à grignoter les falaises. C'est à cause de lui que le bord du monde se rapproche. Il mange, il mange. Il n'arrête pas de manger. Et le pays rétrécit... [...]"
Mange-Monde... Mathias emporta le nom comme une marque au fer rouge.

(p.25)

Il commençait à avoir honte d'habiter un pays si laid. Mais peut-être, quand Mange-Monde serait parti, pourrait-on fabriquer une Bretagne artificielle ? Une sorte de prothèse comme on en vendait dans certains magasins. Il y avait bien des jambes de bois, des bras articulés...pourquoi ne fabriquerait-on pas une Bretagne artificielle ?

C'était loin tout ça. Aujourd'hui la pluie ricochait à la surface de la mer, sur cette pellicule de pollution rappelant la peau molle et un peu répugnante qui se forme sur le lait bouilli...

(p.14)

Oui, il était sorti de la cabine deux ou trois fois pour observer la mer, immobile, désespérément plate. Et même il avait osé enjamber le bastingage pour poser le pied à la surface des flots. C'était mou sous la semelle, élastique. Un peu collant. Finalement il s'était déchaussé pour s'éloigner de la canonnière. Il avait fait une dizaine de pas à la surface de l'océan sans s'enfoncer le moins du monde et avait ri bêtement.

Aujourd'hui ses craintes se trouvaient confirmées : il allait devoir passer derrière Mange-Monde pour tenter de ravauder la carcasse d'un pays dépecé. C'était comme de ramasser les restes du repas d'un tigre pour leur redonner l'aspect de l'animal vivant auquel ils avaient appartenu.

Quand il réclamait un bon prix on était de mauvaise humeur parce qu'on le trouvait trop cher. Quand il acceptait une somme modique on était également de mauvaise humeur parce qu'on le soupçonnait d'être un ringard travaillant pour trois sous, et dont le style allait porter préjudice à l'îlot. C'était insoluble.