Michel Butor voyage et il nous donne ses impressions. Sur des lieux et sur les gens qu'il y a rencontre. Sur l'histoire des lieux et des populations. Et surtout les pensees que lui inspirent ces lieux et ces populations. Des fois sociologiques, des fois ethnologiques, mais surtout culturelles. Il reflechit a sa propre culture, francaise, europeenne, occidentale, judeo-chretienne, aux racines de cette culture, aux differentes influences qui l'ont marquee au fil des ages, il la compare a d'autres cultures qu'il decouvre en ces voyages, la pese et la juge a l'aune de ces nouvelles (pour lui) decouvertes.
En divers lieux il discerne les difficiles rencontres de cultures differentes, les chocs et les combats. C'est ainsi qu'a Cordoue il parle de la cathedrale que les chretiens eleverent en plein milieu de l'ancienne mosquee des Omeyades apres la “reconquista” comme d'un viol: “Il était impossible de la détruire sans que la ville se vidât de son orgueil, de sa substance. Il fallait la christianiser cette construction si évidemment, si profondément musulmane, la transpercer en son coeur d'une croix comme d'un poignard qui la fixe, la marquer, comme un galérien, de ce signe pour la réduire à l'obéissance, l'humilier, cette horizontalité, d'un choro vertical la dominant de toute son élévation”. Mais le pendant de ce viol, sa contrepartie exactement symetrique, il la trouve a Istanbul, ou les Ottomans ont affuble la basilique byzantine Sainte Sophie de quatre minarets pour dominer son dome. Quatre! La nous sommes face a un viol collectif! C'est de bonne guerre? En tous cas cela se fait partout. En Egypte il remarque qu'on s'est abondamment servi de pierres des pyramides et il note: “si de nombreuses mosquées du Caire sont construites avec des blocs de calcaire ou de granit qui proviennent des pyramides, ce n'est pas du tout seulement, comme on a l'habitude de le faire entendre, pour une raison de facilité, mais par une nécessité très directement religieuse. Il s'agissait d'essayer de bien affirmer sa victoire sur ce passé prestigieux, d'essayer de se délivrer de cette puissance que l'on était bien obligé de reconnaître et de subir, ce qui s'exprime admirablement dans le fait que la pierre du seuil du très beau et très sévère Khanqah du sultan Beïbars est une pierre antique gravée aux cartouches de Ramsès X, inscription bien visible que l'on foule donc, que l'on anathémise, chaque fois que l'on entre avant d'enlever ses chaussures”. La guerre des cultures a connu nombre de batailles architecturales, batailles qui ne sont gagnees que dans la tres courte duree. Car c'est toujours la mosquee qu'on visite aujourd'hui a Cordoue, le dome de l'Aya Sophia nargue toujours les minarets qui l'entourent et les pyramides ne se sont meme pas apercues qu'on leur a emprunte quelques pierres.
Il tourne en Mediterranee et s'emballe surtout pour les beautes cachees, pour les villes de deuxieme role. A Athenes il prefere Salonique “la brumeuse, la poussiéreuse, la boueuse, la provinciale”, ou “ce qui attend le voyageur attentif et patient, c'est, à travers tous les délabrements, l'épaisseur d'une ville qui n'a pas cessé d'être ville et ville frontière depuis sa fondation, à mi-chemin entre Athènes et Constantinople”. En Italie il neglige Rome pour s'emouvoir de Mantoue, “de la splendeur et de la désolation de cette ville un peu à l'écart des grandes voies”, et de Ferrare, ou “ce qu'il y a peut-être de plus émouvant dans cette ville, ce qui ne se découvrira qu'à son lecteur attentif et patient: le fait que l'ensemble des monuments anciens qui nous y attire, pour la plupart inachevés, et presque tous signés Biagio Rosetti, ce sont bien les ruines d'une cité, mais ruines d'une cité future qui n'eut jamais lieu, la prospérité de Ferrare la quittant sous la pression des autres états, son audace s'émoussant dans le tournant que prend alors l'esprit de l'Europe entière dans une autre direction que la sienne”. Et partout il cherche a approcher l'habitant, souvent etrange mais aussi souvent hospitalier. Comme au village de Mallia en Crete, ou il passe la Saint-Sylvestre.
Il consacre la plus importante partie du livre a l'Egypte, ou il est arrive comme cooperant, essayant d'enseigner le francais dans une petite ville de l'interieur, Minya (qu'il transcrit, selon la prononciation locale, Minieh). Il est completement desoriente: “j'ai vécu pendant tout mon séjour dans un état de dépaysement croissant se transformant bientôt en émerveillement sur le fond de l'ennui nostalgique, appréciant de mieux en mieux ce qu'il y avait de justesse permanente dans ce passage du deuxième livre d'
Hérodote que j'avais traduit quelques années plus tôt en Sorbonne essayant de passer un certificat de grec: «les Egyptiens qui vivent sous un climat singulier, au bord d'un fleuve offrant un caractère différent de celui des autres fleuves, ont adopté aussi presque en toutes choses des moeurs et des coutumes à l'inverse des autres hommes »”. Il essaie au debut de fuir au Caire chaque fois qu'il en a l'occasion, mais bientot cette capitale lui apparait synthetique, abritant un melange non reussi de cultures, et il se laisse impregner par l'environnement ou il enseigne, une Egypte profonde, saturee de traditions pharaoniques accolees a la croyance islamique. A l'Islam, ainsi qu'a la chretienne Copte et meme au Judaisme des quelques juifs de la region “s'ajoutait donc la présence confusément mais très fortement sentie d'une autre religion plus ancienne, comme un fond noir et dangereux, mais hanté d'étranges lumières, et ceci, non seulement parce qu'il est effectivement possible d'établir qu'il y a une continuité entre des croyances et pratiques anciennes et une bonne partie des superstitions actuelles, mais parce que cette continuité était ressentie comme telle à cause de la persistance des monuments, sinon à Minieh même, du moins dans la région, et du rôle qu'ils jouaient dans la sorcellerie ou du moins avaient joué encore il y a quelques années”. Oserai-je dire qu'il subit une “modification"? En tous cas il avoue: “l'Égypte a été pour moi comme une seconde patrie, et c'est presque une seconde naissance qui a eu lieu pour moi dans ce ventre allongé suçant par sa bouche delta la Méditerranée et ses passages de civilisations, thésaurisant celles-ci et les amalgamant dans sa lente fermentation”.
Le livre fourmille d'observations (et peut-etre le terme de meditations convient mieux) sur l'art, sur la notion de culture et sur les differences et les connexions entre diverses cultures, sur l'histoire ou les
histoires selon la position geographique du regard qui l'embrasse. Des observations ethnologiques, sociologiques. En fait des observations d'un esprit ouvert, curieux, profond.
Michel Butor n'etait pas qu'un grand romancier. C'etait un touche-a-tout. Un touche-a-tout de genie si je base cette assertion sur ce livre, le genie du lieu. le genie de
Butor, certainement.