« L'adieu à Stefan Zweig » Belinda Cannone (255 pages, Point Seuil)
J'ai eu bien du mal à entrer dans ce livre, mi roman, mi essai, mi documentaire ou chronique biographique (oui, trois « mi » ça fait beaucoup). A cause d'une construction assez baroque, alternant les époques (essentiellement les années 1941-1942 au Brésil et aujourd'hui en France), les styles (parfois des phrases hachées, sans sujet, et sans qu'on en comprenne le sens), le graphisme (des pages entières en majuscules, d'autres en italiques, pas toujours avec la même visée) et même la mise en pages, et frôlant au moins trois récits si différents qu'on se demande ce qui les articule l'un à l'autre, au point que je me suis égaré plus d'une fois dans ma lecture.
Marthe, la narratrice, travaille de nos jours sur le mystère du suicide de Stefan Zweig, et ses derniers mois de vie à Pétropolis au Brésil. Par ses recherches, on approche l'auteur, son pessimisme mortifère. L'écrivain juif pourrait se sentir à l'abri des persécutions nazies dans son exil sud-américain, avec les moyens de ses succès littéraires et de sa réputation bien établie, mais il est miné, désespéré par le cataclysme dans lequel s'est enfoncée la planète avec la seconde guerre mondiale, et l'industrialisation des massacres des civils, juifs ou autres. (« Je crois le voir exilé, de sa terre mais aussi de ses hommes ( …) exilé de l'idée d'humanité qu'il s'était forgée »). Marthe (mais n'est-elle pas un peu Belinda Cannone ?) rend compte avec beaucoup d'acuité de la désespérance absolue de l'écrivain, pour qui cette horreur n'est pas un accident de l'histoire, mais l'expression la plus épouvantable de ce que peut produire l'humanité (« Quand les nazis furent vainqueurs, l'horreur était passée du fait anecdotique (une histoire de quelques fous, bien que déjà très difficile à supporter) à la définition de l'homme : les humains étaient des êtres capables de souhaiter l'horreur, de s'y installer, d'y vivre et de tenter de la propager. »). Comment vivre, pourquoi vivre quand une telle monstruosité écrase toute une part de l'humanité ?
Belinda Cannone suit aussi conjointement les aventures de Yin Yin, fils adoptif d'une poétesse, consule et amie de Stefan Zweig (Gabriela Mistral, futur Nobel de littérature), et là aussi, elle est d'une extrême finesse lorsqu'elle évoque les émois sensuels de l'adolescent, ses liens avec de jeunes Brésiliens bien plus pauvres que lui, qui cherchent ensemble à découvrir ce que trament des exilés allemands possiblement nazis infiltrés dans le pays ; même si on se demande un peu ce que vient faire cette histoire-là dans le récit….
En même temps, Marthe nous convie à ses échanges (épistolaires ou verbaux) avec son amant archéologue, ce qui nous vaut en particulier une magnifique description de fellation, sur huit pages très poétiques, visuelles, sensibles, d'un érotisme sans retenue (bien sûr impossible à résumer, mais « soudain, le monde se concentre en un lit »…). Dans ses échanges avec son amoureux, elle évoque aussi la chute du mur de Berlin, et là encore l'auteur fait preuve d'une lucidité exceptionnelle, elle note à propos des manifestants : « Oui, tous ces hommes et ces femmes qui crient et qui fêtent ce qu'il y a de meilleur en eux… Puis le temps passant, les slogans ont changé, Ausländer rauss, wir sind ein Volk (étrangers dehors, nous sommes un peuple) et sont arrivés les moments de tremblement de l'Histoire, de vertige, quand la beauté est passée et que la mémoire a frémi. Je ne sais pas ce qu'ils auront. Ce qu'ils veulent n'est pas si clair. Peut-être seulement des Mercedes. » Quand on songe que « L'Adieu à Stefan Zweig » a été publié en 1990, quelle clairvoyance !
Un des grands intérêts de ce livre, c'est, à travers l'état d'esprit de Stefan Zweig en 1942, de nous interpeller aussi sur notre époque, ses dangers…Ce récit protéiforme est donc d'une grande actualité. Ainsi, peu à peu, je suis entré dans cette écriture si tourmentée (par les questions existentielles qu'elle soulève et par leurs formes diversifiées). Et quand elle évoque chez Zweig le regret d'une Mittel-Europa intellectuelle, on mesure mieux l'utopie littéraire perdue…
Ce livre, roman biographique, est donc aussi un essai, au sens d'une tentative, il a tout d'une expérience, d'une expérimentation littéraire. Il en a les côtés inachevés, parfois déroutants, mais aussi avec de très belles pages. Un récit chaos, ou chaotique ?
Commenter  J’apprécie         10
Il ouvre un œil, glisse la main sur sa cuisse et dit, sa plaisanterie habituelle, quand je pense que cette belle bouche, qui me dit des mots si doux, si raffinés me fait des choses si, si… Elle lui décoche une grimace. – Comment peux-tu faire ces choses ? Dit-il avec un sourire de ravissement. Explique. – Elle se défend, c’est le jeu, il joue, il la provoque, elle se défend et le traite d’affreux menteur avec des accents de menteuse qui joue, il hausse les yeux comme dans l’extase d’une réminiscence, elle dit d’accord, la main droite posée cérémonieusement sur l’épaule gauche, image de la sainteté même, mais alors écoute bien… et pardonne, si tu peux.
D’abord, si l’on se penche sur la verge, c’est qu’il y a envie de l’emboucher. L’envie générale.
Il faudrait pouvoir expliquer ce que c’est que cette envie générale d’emboucher la verge et tout ce qui s’ensuit. Non, ce qui s’ensuit n’apparaît pas encore. D’abord l’envie générale. On se frotte un peu contre le corps de l’autre pour qu’elle bande ; « elle », c’est l’objet du désir. Pas une femme. Ca n’est pas une histoire de femmes. Encore que la douceur de la peau de la verge a quelque chose qui rappelle la douceur des peaux de femmes, des lèvres de femmes.
Elle vient de donner ces dernières précisions en se tournant vers un public imaginaire.
- Le membre est peut-être déjà prêt. L’envie générale cependant ne permet pas à coup sûr de commencer avec enthousiasme. Il y a d’abord un instant de lassitude qui suit le premier contact. Comment, se dit-on, tenir plus de quelques minutes, ne pas se lasser, à répéter toujours le même geste lent, la même langue allant, le même mouvement ?
Il y a, c’est certain, un premier instant d’inquiétude que seuls les ans permettent d’adoucir : on finit par savoir que le plaisir viendra. Mais il y a cet instant. Parce qu’on passe consciencieusement ses lèvres et sa langue sur quelques centimètres de peau, douce, certes, mais quelques centimètres, et – vers le public – quels centimètres ! Si contraignants, loin d’être page blanche dont la surface plane se prête à tous les desseins, ce sont centimètres définitifs et imposants. Rien de moins propice, semble-t-il, aux jeux de l’imagination que ces centimètres-là. Pourtant, diras-tu, il pourrait bien exister certains rapports… décisifs, entre la forme de la bouche et celle de l’objet… Certes, certes. Mais ici l’affaire, sais-tu bien, n’est pas conditionnée par la facilité ou par le plus ou moins d’aisance que la bouche trouve à emboucher.
A cet instant de lassitude, cet instant d’inquiétude que les ans permettent d’adoucir, on pensait encore. On se préoccupait de l’axe, de la profondeur de la langue. Technique. Non qu’il faille proscrire la technique, rien de plus funeste que le romantisme, en toutes choses et en celle-là, mais l’enthousiasme…
- Je bande.
- Mais l’enthousiasme ne vient que plus tard, qu’après l’instant de lassitude. Instant qui peut être, note bien, fort court. Le passage se fait très vite ; soudain les lèvres sont prises d’un feu sacré. Exaltation, joie, enthousiasme ! Enfin lis les vieux Grecs et tu sauras ce qu’il en est de l’enthousiasme. La chose a été largement décrite, rien de neuf là-dessous, une histoire de Muses, l’enthousiasme enfin !
Ponctué d’un hochement sec et doctoral du menton. Rien à ajouter.
- Maintenant il faudrait pourtant dire ce que c’est que cet enthousiasme des lèvres autour de la verge, cet état, rien de romantique, qui permet de dépasser la technique, ce pur plaisir des lèvres et des mains, l’assurance du plaisir donné, l’intime communication avec la jouissance de quelqu’un d’autre.
- Je bande.
[…]
La passion, l’intensité ne sont que des postures de l’être en relation. Rien de nécessaire ni de véritablement personnel d’ailleurs : plutôt le pur jeu des rôles, momentané. Dans l’enthousiasme qui saisit lorsqu’on embouche, pas de posture, pas d’identité psychologique, pas d’égo. Seulement le fort sentiment d’être à un bout de la chaîne émotionnelle qui associe l’emboucheuse et l’embouché, la puissante sensation de la chaire qui palpite. Il n’y a guère que l’amour, le sentiment, pour ainsi entraîner hors de soi, hors du soi misérable et éternellement étroit. Lorsque l’enthousiasme s’empare de la bouche, plus de questions sur soi, pas d’inquiétude et pas une de ces « passions humaines » qui agitent le quotidien. Quelle importance si c’est moi qui est au bout de cette verge ? Aucun narcissisme dans le pompier. Ni d’altruisme. Catégories non pertinentes. Comme l’amour fait sortir de soi et permet d’être plus que jamais soi-même. Lorsque toutes les petites questions parasites et les peurs infécondes s’évaporent sous l’effet de l’amour, on est mieux et plus profondément soi-même. L’œil du dedans n’est plus tourné vers l’intérieur mais vers le monde. Quand on embouche aussi, tout l’être se déploie vers l’extérieur, s’associe au monde, à travers la visite du monde minuscule en dilatation.
[…]
Toussotement pour éclaircir la voix. Les yeux se ferment et se plissent. Au coin, adorables ridules en éventail miniature.
- La langue frôle légèrement le gland, en guise de salut. La peau du gland est soyeuse, comme celle de la queue. C’est un fait incontestable : voilà l’endroit le plus doux du corps masculin, souvent. La langue aime ce contact. Elle enrobe, elle glisse, elle humecte, elle atteint l’ourlet, pour l’agacer. Souvent l’ourlet aime les pressions fortes car, plus qu’aucune partie de cette chaire, il subit la pression de la conque qui le reçoit. La langue donc l’agace. Elle glisse dans un mouvement circulaire tout en continuant les frottements. Sous le gland puis le retroussis de l’ourlet, on trouve une vague dépression, parfois, un resserrement excessif de la queue avant le jaillissement de la chair en tulipe que l’on vient de quitter.
- Parfois.
- Si ce n’est resserrement, le tissu tout au moins y est particulièrement tendu. Plus loin, on retrouve les plis esquissés de la peau. La langue court sur cette surface qui ne tarde pas à se tendre. Elle lèche, tout du long et en zigzag, et reprend par intermittence le gland pour l’enfourner. Les jeunes filles apprennent en rougissant qu’il est indispensable de protéger la queue des dents. Intransmissible savoir, position des mâchoires en retrait, les dents basses afin de ne pas égratigner l’objet du plaisir. Sans qu’il y paraisse d’ailleurs. La caresse des lèvres s’accompagne de celle de la langue. Il y a plusieurs moyens de caresse dans la bouche. La langue et les lèvres bien sûr, mais aussi l’intérieur de la joue. Mollesse et humidité.
[…]
Dans le même temps, les mains peuvent vagabonder sur la poitrine, douce ou velue, vers les petits renflements des mamelons qu’elles peuvent faire doucement rouler entre les doigts, vers le ventre, vers les cuisses, vers les fesses, vers les épaules. Everywhere. Toucher caresser se frotter sucer embrasser mordiller lécher se vautrer passer repasser se rouler se pourlécher.
Elle bascule. Le visage plonge dans les draps.
Pendant que la surface de la langue s’exerce à enrober le gland, les doigts peuvent courir le long de la verge, la soumettant à des pressions variées. Frôlements avec le plat des dernières phalanges ou solide empoignade. Dans le même temps, on s’abandonne à la danse des reins qui frémissent d’impatience. Pendant que la bouche et les mains s’affairent le suc se répand entre les cuisses et les cuisses se frottent l’une l’autre dans la délectation du plaisir donné et promis les hanches se déhanchent le dos louvoie et les seins se glissent dans l’entrejambe. Le corps tourne autour du pivot. Bel axe en vérité.
Elle a les yeux brillants, c’est sûr.
- Et l’assurance de faire mouche à chaque volte de la langue ! On est intimement certaine, dans cette sorte de création, du plaisir donné.
La voix se fait plus rapide.
- Je passe ainsi et ici mes lèvres sur le gland, sans y penser, c’est-à-dire sans le calculer, et le gémissement de l’embouché arrive à mes oreilles ravies. Et la moindre caresse appelle le gémissement et chaque caresse redouble le plaisir donné et chaque fois la bouche embouche sans la moindre hésitation et sans le plus petit calcul, avec la perfection des gestes semi-conscients.
Elle réfléchit.
[…]
La nuit est tombée. Avec elle la fraîcheur, avec elle le plaisir.
Maintenant que mon livre a vraiment démarré je peux t’en parler un peu mieux. Tu te souviens de ce soir, dans le bar américain, tu t’en souviens bien sûr, ce premier soir, nous avions parlé de Zweig. Je ne sais plus très bien pourquoi, tu avais évoqué les suicides des intellectuels et des artistes des années 30 et 40. Tu avais dit Zweig est parti au Brésil je crois et il s’y est suicidé. Juste une phrase. Nous étions dans un restaurant, près de Villefranche, je voulais t’expliquer la sensation que me donnait l’horreur, l’impensable, c’était dans un restaurant délicieux, rien n’empêche de penser à l’horreur, surtout pas le bonheur, je disais je ne sais pas comment dire ce vide qui s’ouvre sous moi, en moi lorsque j’essaie de faire entrer dans ma tête cette série de données dont le tout est égal à l’horreur, l’Holocauste par exemple, comment ne pas y penser et comment renoncer à comprendre, mais quelle leçon à tirer, quel apprentissage en retirer, comment le faire entrer dans ma tête, où ? Rien n’est prévu pour ça, qui s’offre à présent à la contemplation de l’esprit et se refuse pourtant au classement, qui ne peut plus ne pas avoir été et dont la mémoire souffre d’avoir à se charger. On s’explique presque toutes les douleurs, les amours perdus, la mort des êtres chers, les accidents stupides, ou plutôt on ne s’explique rien, on se passe d’explications, on ne croit pas qu’elles soient nécessaires, ce sont simplement les blessures, elles ont une place réservée, d’office, elles se passent de commentaires. Mais cette violence de l’horreur n’a pas de place prévue, aucun tiroir pour l’accueillir, elle se dresse devant moi comme une abominable chimère, inconcevable, inconçue, et la pensée se tord de douleur devant cet objet réfractaire qui ne cesse de voltiger devant mes yeux.
Pourtant au détour d’une page, Marthe a hésité à continuer. Dans le monde d’hier, Zweig raconte le développement de groupuscules nazis dans les universités. Écœurement. Il faudrait qu’elle réussisse à raconter cette sensation qui est un mélange de frayeur, de dégoût, cette convulsion intérieure qui la saisit et lui fait relever la tête. L’idée si sotte qu’on donnerait n’importe quoi pour que ça n’ait pas existé. Sa vie peut-être. Et peut-être est-ce cela, le courage de ceux qui ont donné la leur contre la barbarie, ce courage dont on se demande toujours avec un peu de honte si on l’aurait eu. Juste pour que ça n’ait pas existé.
La vie comme le ciel de Petrópolis, comme un balancier qui s’agite violemment, alien enemy en Angleterre, balancier à droite, dormir dans la cabine du commandant de bord en quittant Liverpool avec les maudits, balancier à gauche, l’exil, balancier à droite, et au Brésil les honneurs dignes d’un chef d’État, balancier à gauche, la jolie Lotte, balancier à droite, la pauvre toux, balancier à gauche, le succès, balancier à droite, et ma médiocrité, cri étouffé à gauche.
Une conversation présentée par Raphael Zagury-Orly
Avec
Isabelle Alfandary, auteure et professeure
Belinda Cannone, auteure
Serge Hefez, psychiatre
Le «un» n'est jamais le chiffre de la vie. Certes, il y a les organismes unicellulaires, bactéries, levures, plancton et autre protozoaires… Mais eux aussi on besoin de quelque chose d'autre, d'un milieu.. A la base de toute molécule organique, outre la durée temporelle et les sources d'énergie, se trouvent des multiplicités, des altérités, des combinaisons d'éléments, carbone, oxygène, hydrogène, eau, azote, dioxyde de carbone, diazote… Bien sûr, cela fait la vie sur Terre, la vie des vivants, mais ne dit rien sur la façon dont les êtres humains, eux, choisissent de la porter, cette vie, c'est-à-dire d'exister. de là aussi l'unicité est exclue: on vient au monde «plein des autres», le monde ne vient à l'enfant que par les autres, et il n'y tient que si d'autres d'abord le tiennent et tiennent à lui. Né d'une union qu'il n'a pas choisie, il lui appartiendra ensuite de s'unir volontairement à qui il voudra, par affinité, par intérêt même, par amitié, par amour, et de constituer des couples, des clans, des groupes, des familles, des communautés, des sociétés… Il se peut dès lors que des personnes, pour supporter le faix de la vie, choisissent de la porter à deux, de faire de leur cohabitation une convivance, et de leur existence une coexistence, le plus souvent solidifiée par le ciment de l'amour. La «vie à deux» devient dès lors une vie rêvée que les partages quotidiens rendent réelle. Mais est-ce si sûr? Combien coûte le sacrifice du «un», de la libre et insouciante existence solitaire, qui n'a de comptes à rendre à personne? Combien coûte le sacrifice du trois, ou du quatre, d'union plurielles où la diversité fait loi, où les plaisirs varient et s'égaient de ne point devoir s'abreuver à une seule source? Est-il possible qu'une «vie à deux», soudée par le plus bel amour, résiste aux soudaines envies d'autonomie, demeure imperméable aux petites disputes, aux grosses scènes de ménage, aux soupçons, aux jalousies, aux perfidies, aux humeurs insupportables, aux messages indus sur le portables, aux désirs d'être seule(e), de partir seul(e), de dormir seul(e)? On ne sait pas. On ne sait pas si la «vie à deux» est le paradis de l'amour ou l'enfer de la liberté.
+ Lire la suite