Les Anges, Violeta
Et si l'instant de la mort durait plus longtemps que toute une vie ? Dans son deuxième roman traduit en français, la douce Maria Cardoso fouille à pleines mains la seconde quasi éternelle d'une disparition, et affine les bases d'un " Nouveau roman " portugais porté par l'observation plus que par l'analyse.
Un roman bouleversant.
" (...) c'était une femme si grosse, si grosse, que quand elle tombait du lit, elle tombait des deux côtés (...) c'était une femme si grosse, si grosse, qu'elle arrivait à être à deux endroits à la fois ". C'était un monde si cruel, si cruel, qu'on la vit chercher l'amour dans la prostitution gratuite ; c'était un monde si vide d'amour qu'il lui fallut faire de sa fille unique sa pire ennemie.
C'est un monde qui marche à l'envers, si bien que la première fois qu'apparaît Violeta, elle est suspendue la tête en bas par sa ceinture de sécurité : et cette femme si grosse, si grosse, VRP en cires dépilatoires, se sent soudain souple et légère. Pour la première fois de sa vie, ses pieds ne touchent plus le sol. Mais est-ce bien encore de la vie qu'il s'agit ? Victime d'un accident de la route, Violeta hésite : quelles statistiques fera-t-elle gonfler cette année ? celles des tués ? celles des blessés graves, légers ? celles des responsables d'homicide involontaire ? Alors que sa vie repasse devant, derrière ses yeux (ancestral " dit-on " autour duquel s'articule le roman), rien n'est plus tangible, en cet instant précis qui tient dans une poignée de secondes et 390 pages, que cette relecture automatique ; car et c'est un autre présupposé du livre l'absence de sens, en définitive, autorise la création permanente. Et Violeta hésite. En cet ultime instant qui est celui de sa mort (le mot n'est quasiment jamais employé), elle se tient sur la frontière de la schizophrénie. Et si la mort était le moment de l'appropriation ? À tour de rôle dans la peau d'un employé de banque, puis dans celle du chef de l'employé de banque, dans la peau (usée) d'une putain d'autoroute, dans celle de sa propre fille, caissière en hypermarché, de son père, l'étrangleur d'oiseaux rendu fou par de lourds secrets de famille, Violeta part à la conquête d'autres corps, pour sortir du sien, flasque et mou, répugnant sitôt qu'utilisé, abandonné dans les fast-foods et les hypermarchés, dans les agences immobilières, chez ses clientes bourgeoises aux membres poilus et sur les parkings routiers : " je suis parfaite dans mon rôle, je savoure le plaisir de l'attente avec la certitude que je vais réussir, les corps ne m'ont jamais déçue dans la faim qu'ils ont des autres corps, dans la chair est toujours présent le désir qui m'oblige à être ici, et à monter, si besoin est, dans les cabines exiguës des camions qui sentent la sueur, avec des chapelets accrochés au rétroviseur et les photos de femmes et d'enfants dans des cadres en plastique collés par un aimant, j'ai toujours eu du mal à grimper les marches d'un camion et à me mouvoir dans un espace aussi petit, mais je les suis promptement, une obéissance tellement aveugle qu'elle me met moi-même mal à l'aise ".
Vive les transferts de personnalité, les emprunts identitaires qui font voyager l'esprit et rendent plus supportable le corps
détesté.
C'est un roman qui coule comme un long fleuve intranquille, entièrement narré par la même voix, mais une voix marionnettiste, qui sait en imiter mille. Une phrase unique s'y déroule en arabesques ; aucune autre ponctuation que la virgule, qui acquiert de ce fait la lourde responsabilité de poursuivre pendant presque 400 pages, et de façon ininterrompue, le soliloque en sourdine d'une presque morte. L'auteur lui invente des existences polymorphes et l'exercice de style (qui n'en a pas l'air) relève de la prestidigitation. L'exclamation, l'interrogation, la suspension ne sont pas typographiques, mais sont conviées par le modelé des phrases et l'harmonie des mots, le sens : une écriture sensible, cela s'appelle, et qui impose ses propres règles à mesure qu'elle les forge. L'usage de l'incise, de l'alinéa est travaillé avec la même précaution, pour isoler le dialogue (toujours rapporté, " rappelé ", roulé par la nébuleuse imprécision du souvenir) de l'entité monologuée. Il y a là quelque chose de proprement magique, qui relève aussi bien d'un pari minutieux sur la langue que du respect total de l'intuition et de la spontanéité de l'écriture. Dans
Coeurs arrachés, le premier roman de Cardoso traduit en français, on trouvait déjà le procédé narratif de la réitération : la vérité du discours et de la pensée est peut-être dans la boucle, puisque la réponse mange la question et s'annule elle-même, comme un serpent se mord la queue. Fi des questionnements issus d'une laborieuse trituration philosophique ; place à l'observation, des gens surtout, de leurs gestes par-dessus tout. Place à l'interpellation du monde, plus fertile que son questionnement direct. Vive les transferts de personnalité, les emprunts identitaires qui font voyager l'esprit et rendent plus supportable le corps détesté. Tout est permis au moment où l'on meurt. Y compris de commencer à vivre.
Inutile donc de chercher des réponses précises : on ne connaît jamais bien ce (-lui, -lle) que l'on croit connaître. C'est aussi le constat auquel se livrent les quatre femmes de
Coeurs arrachés, un roman d'amours noires à huis clos, dans lequel un meurtre a été commis : à contre-courant des polars plus classiques, ici l'on sait qui est le meurtrier, sans parvenir à identifier la victime. Nos gestes fous (combien en commettons-nous chaque jour ?) ne sont pas explicables, même par ceux qui croient nous connaître, même dans l'unisson de leurs efforts pour comprendre.
Il y a une clairvoyance implacable et froide chez Maria Cardoso, un détachement qui bouleverse d'autant plus qu'il accompagne des thématiques graves : on aurait presque la faiblesse de réclamer de l'indulgence, de la chaleur, pour parler crime, mort naturelle ou préméditée, inceste, trahison. Mais pour l'auteur, la fiction est " soumise à une logique dont la vie se passe "1 : pas d'hypocrisie, surtout pas de compromis. À la place, des mots sonores comme des gifles, ainsi ce souvenir du dernier baiser à la mère mourante : " le médecin, l'infirmière me regardaient et le désir insensé de la prendre dans mes bras disparaissait, je me penchais et je posais mes lèvres sur le front de ma mère, le baiser indifférent que je lui donnais sur le front était une plaie de plus qui s'ouvrait sur son corps ". À la place, des assertions cruelles et justes, " je connais l'amour de réputation ", isolées et mille fois répétées, acouphènes, refrains obsédants qui résonnent d'un bout à l'autre de la vie, " la vie est une hypothèse sans thèse ". Ou encore ce slogan révolutionnaire " un peuple uni jamais ne sera vaincu ", douloureusement retourné en " un peuple vaincu jamais ne sera uni ". le vent de la Révolution des OEillets balaie discrètement les souvenirs de Violeta, dont la famille bourgeoise est bien plus accaparée par les règlements de comptes internes (Angelo, le demi-frère bâtard déguenillé qui, posté au bout de la rue, épiait pendant des jours la maison de son géniteur illégitime en ressassant des envies de meurtres, et que Violeta a fini par épouser) que par l'ébranlement politique qui se prépare : en exilant Caetano au Brésil en 1975, le Portugal met fin à 46 ans de dictature co-exercée par l'Église catholique, alors que des troubles coloniaux dans les provinces africaines (Guinée-Bissau, Mozambique et surtout Angola, où a grandi l'auteur) préparent leur indépendance. Il y a, certes, cette intrusion tragi-comique du politique dans la vie quotidienne de la famille, par l'intermédiaire du voisin de palier : " écoutez, votre bonniche fraye avec les communistes ", ou encore l'encerclement du couple par un groupuscule extrémiste. L'intégralité du roman invoque cependant une vision de la société en tant que facteur déterminant pour l'individu, espace de liberté que chacun élargit ou rétrécit à sa guise, selon qu'il accepte ou réfute la place qui lui y est assignée.
Mais
Les Anges, Violeta ne fait en aucun cas la critique sociale d'un régime ou d'un territoire. Maria Dulce Cardoso est une romancière, qu'on a parfois comparée, lors de la parution de
Coeurs arrachés, à Lobo Antunes,
José Saramago, ou encore
Faulkner ou même
Simenon. En défendant la conviction profondément humaniste que cette société est la somme des individus, elle refuse de considérer l'individu comme étant le produit de la société. Elle écrit comme un artisan travaille la matière : ciselage, polissage, pour une oeuvre d'un seul tenant, pleine de reliefs et de reflets ; l'intensité avec laquelle elle renvoie les lumières et les sons de la vie restera parmi celles qui nous marquent durablement.
1 Entretien réalisé par le webzine Lidealiste
Les Anges, VioletaDulce Maria Cardoso
Traduit du portugais
par
Cécile Lombard
L'Esprit des péninsules
390 pages, 22 e
Lien :
http://www.lmda.net/din/tit_..