[...] Elle m'énerve avec son cancer, elle n'a pas idée. On lui a d'abord prescrit quelques rayons, ça ne devait pas être méchant. Finalement, on lui a fait neuf chimio-thérapies. À force de s'écouter, comme dit papa, elle a laissé s'installer la maladie. Du coup, elle n'a plus un cheveu sur la tête et sa perruque la démange, alors souvent elle la retire, on lui a dit que ça nous choquait un peu parce que son crâne chauve est gênant, mais elle la retire quand même. Pour rire on l'appelle Tête d'Oeuf, Yul Brynner ou Bille de Noix. Le maquillage ne prend plus sur son teint jaune, mais elle s'acharne, alors elle en met trop, et l'autre jour, alors que je l'avais accompagnée faire quelques pas dans le jardin de l'hôpital, j'ai entendu quelqu'un dire Le travelo arrive, alors pour plaisanter je lui ai conseillé de se faire embaucher dans un cabaret. Mais ça ne l'a pas fait rire, j'ai été obligé de préciser que c'était de l'humour, oh là là, un peu de recul à la fin.
Devant la pharmacie, j'appelle mon mari. J'aime bien sa voix sur son répondeur, ça me rappelle la voix qu'il a quand il parle aux autres.
Elle marche tout doucement, elle souffle comme un bœuf, je la soupçonne de boire, quand elle parle je comprend un mot sur deux et elle a le regard flou.
J'entre dans la classe, orteils nus, les fesses serrées autour de mon suppositoire vitaminé. Je suce une pastille d'oligo-éléments avec des propriétés génératrices. Quand j'ai compté les gouttes et les comprimés de ce matin, je suis arrivée à quatorze remèdes avalés. Ma mère me drogue, elle a ses moyens pour m'endormir le soir, pour m'éveiller le matin, pour réveiller en moi le sommeil, la détente et la relaxation.
Je hurle. Si ma mère n'était pas là, qui me dirait les choses tout simplement, comme ça ? Elle, je peux la croire quand elle dit qu'elle va crever. Pas les docteurs qui avaient promis de la sauver.
On s'assoit sur un banc. J'enfile mes bottes fourrées, mon pull et ma parka.
L'hiver prochain sera rude, j'ai encore sa chaleur à emmagasiner. Je la laisse glisser sa main gelée dans ma poche. En avant.
Chez nous, on y est presque, c'est comme le coeur, au bout de l'artère, c'est la première à gauche. p.30
Chaque mal a son remède; à peine le temps d'évoquer une douleur ou un risque, et ma mère s'adonne à sa sorcellerie. Mon père l'a quittée, elle avait mal dosé.
Parfois on dit ça va comme on dit ça suffit.
Si ma mère n’était pas là, qui me dirait les choses tout simplement, comme ça ?
Je n'aurai pas de mari, mais ça ne doit pas m'empêcher de savoir faire mon lit.
Un paquet de neige tombe au fond de moi. Ma mère glisse une brûlure, je prépare un cri, il sortira plus tard, infiniment, il sortira tant que je vivrai, au rythme d'une respiration sur deux ou trois, on me le resservira, encore et encore, cet abandon froid.