Comment cerner ce livre, si ce n'est en le comparant à un nodule marin : une concrétion minérale formée de cercles concentriques autour d'un noyau ? La comparaison vient forcément à l'esprit, quand on s'avance dans les sept dizaines de textes denses qui composent ce volume assez inclassable.
Autofiction, remémoration, roman familial, traversée poétique, exercice de détestation, hymne à l'amitié, aventure langagière… ? Il y a en effet de tout cela, le plus souvent séduisant, parfois aussi irritant. Autrefois on aurait parlé de miscellanées, sorte de mosaïque littéraire, de « mélange » sans véritable principe directeur. Aujourd'hui l'on s'attacherait davantage à l'aspect fragmentaire de la chose, tel un gage de modernité. Si rien ici n'apparaît linéaire, il n'en reste pas moins qu'
Yves Charnet, sous cette semblance hétéroclite, raconte bel et bien une histoire, la sienne. Changeant continûment la focale, recourant aux masques et autres écrans, affectant de s'effacer pour, au bout du compte, composer le portrait d'un écrivain malaisément classable. Ne déclare-t-il pas lui-même situer son existence littéraire hors de toutes les cases existantes ? L'enfant sans père des bords de Loire (« La Bâtardise. C'est un mal incurable. Un cancer de l'identité. Je fais partie des nés troués »), qui partit de Nevers pour intégrer Normale Sup et plus tard vint s'installer à Toulouse, y enseignant un temps à SUPAREO, propose en effet une littérature singulière qui ne paraît pas craindre le risque de la confidentialité. Il y a en lui quelques chose des « exagérés » de la Révolution, ces hébertistes dont le journal « le Père Duschesne », avec ses gros mots, ses provocations, ses vindictes et ses outrances avait retenu l'attention de
Roland Barthes dans «
le Degré zéro de l'écriture », tel
le contrefeu à une pensée totalitaire.
Au centre, même s'il affecte de choisir l'ombre, se tient donc l'écrivain en sismographe de l'époque, inventant en effet sa langue énervée et exagérée, avec ses créations et ses distorsions, à la façon des rappeurs, malgré l'apparente distance de leurs champs de références respectifs. Chez lui
Serge Lama et
Claude Nougaro,
Michel Sardou et
Léo Ferré,
Michel Jonasz ou encore Dalida. Au cinéma
Jean Gabin,
Alain Delon,
Claude Sautet et Lino Ventura. En littérature
Rabelais,
Antoine Blondin,
Michel Deguy, les dialogues de
Michel Audiard,
Georges Perros,
Pierre Bergounioux et par-dessus tout la proximité avec
Denis Tillinac, « cet inénarrable anar. » Certes reflets d'une époque maintenant éloignée, mais qui dessinent en creux, les uns et les autres, un profil en lequel un « anarchiste minutieux » à l'égal de l'autre se donne à reconnaître. Juste à côté de celui qui écrit, placé par lui dans la lumière, se tient l'autre figure majeure, qui donne au livre son titre : son ami
Christian Thorel, connu en 1996, qui en 1978 avait repris à Toulouse, rue Léon Gambetta, la librairie « Ombres blanches » pour en faire l'une des toutes meilleures librairies indépendantes de France. Récit en forme de kaléidoscope d'une amitié : « Sans lui cette ville ne serait pas la même (…) C'est un point d'appui pour vous. Un point de repère. Vous
le considérez. Comme un sorcier des signes. » Avec infiniment de délicatesse
Yves Charnet évoque cette relation au long cours entre deux êtres assez peu semblables et ce qui en constitue le fond, l'ininterrompue conversation, faite de mots comme de silences, qu'ils entretiennent depuis tant d'années.
Tout cela dit dans une langue qui aime à s'affranchir des usages graphiques traditionnels et des joliesses du beau style. Faisant mouche quand il est question des « ratuvus» ou d'un être « admiraimé. » Flirtant avec le mauvais goût, quand il est question de la « makronie », un usage du K qui renvoie à son omniprésence dans un passé pourtant sans commune mesure avec le présent.
Yves Charnet ne réfrène ni ses admirations ni ses détestations. Ainsi ses appréciations radicales du confinement ou de la vaccination : « Je n'ai plus grand-chose à dire à des contemporains préférant leur santé de centenaire aux risques de la liberté. » L'ami subtil du libraire de Gambetta peut aussi bien grossir terriblement le trait. Son livre se présente sous l'espèce d'un nodule littéraire. C'est ce qui en lui irrite et enchante.
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