Tel «Ned Merrill», personnage de sa nouvelle peut-être la plus célèbre, «The Swimmer», (et incarné à l'écran par
Burt Lancaster dans un film-culte éponyme réalisé par Frank Perry en 1968), lequel ayant décidé de rentrer à la maison à la nage, partage, le temps d'une soirée, de piscine en piscine, la vie et les drames intimes de son voisinage dans une banlieue aisée de New York,
John Cheever semble lui-aussi s'être donné pour challenge de parcourir, au travers de plus de deux-cents
nouvelles courtes, d'une brasse menée à un rythme aussi régulier et élancé que celle de Ned, les bassins imaginaires où voguent à la dérive les pulsions inassouvies et les frustrations personnelles d'une middle-class emportée dans le grand courant du rêve américain d'après-guerre .
Sous les flots en apparence bien canalisés par les instincts grégaires et les rites collectifs chers à la mentalité de ses compatriotes, rythmés par des horaires de bureau et des trains de banlieue, des sorties au square après l'école, la pelouse à tondre, des parties de golf, le comité d'organisation de la quadrille annuelle des débutantes, les barbecues du soir ou les cocktails chez les voisins..; sous le rocher des impératifs catégoriques de réussite sociale et matérielle, d'adéquation à un way-of-life où chacun est prié de bien vouloir prendre sa place, au sein de sa famille, dans son genre et dans son rang,
Cheever traque les moindres remous d'insatisfaction et de révolte dans les eaux dormantes du conformisme social, les plus petites anguilles désirantes et impulsives qui, échappant au contrôle de qualité de l'eau du bain moral collectif, risquent de remonter à la surface et de mettre potentiellement en danger l'équilibre environnemental...
Quelques martinis de trop, un été solitaire à New York, une mauvaise passe financière et professionnelle, une aventure extra-conjugale aux conséquences imprévues…suffiront parfois pour que la pelouse du voisin devienne tout à coup insupportablement plus verte que la vôtre, que la saison des divorces menace sérieusement de s'ouvrir trop tôt dans l'année, que la petite dernière fasse une tentative de fugue après avoir vidé toutes vos bouteilles de whisky dans l'évier de la cuisine, voire qu'un citoyen bien sous tous rapports se mette subitement à piquer dans les portefeuilles de ses voisins mieux lotis…
Quoique solidement ancrées dans la réalité quotidienne de la société américaine de son époque, les «short stories» de
John Cheever, incontestablement l'un des plus grands maîtres modernes du genre, seront quelquefois teintées d'un caractère plus ou moins insolite, voire pour certaines carrément surréaliste! Dosées par moments d'un non-sens savamment instillé sous leur réalisme apparent, leurs chutes très affutées sont assez souvent surprenantes, ouvrant en même temps au lecteur différentes perspectives d'interprétation et la possibilité, s'il le souhaite, d'imaginer une suite éventuelle aux évènements (d'ailleurs, un de ses plus fervents disciples,
Raymond Carver, s'est amusé à imaginer un prolongement - publié dans «
Les Vitamines du Bonheur»- à l'une des seize
nouvelles de ce recueil, «Le 17h48»). Ainsi, par exemple, la nouvelle intitulée «L'Incroyable Radio», dans laquelle le dysfonctionnement inexplicable d'un poste de radio moderne, aux multiples boutons et fonctionnalités
nouvelles que vient d'acquérir un couple new-yorkais, ravira complètement l'épouse au foyer, sidérée par la possibilité de passer ses journées à capter les conversations privées provenant des tous les autres logements de l'immeuble, ce qui finirait par faire émerger des fréquences intimes jusque-là subliminales et brouiller violemment la communication interne au sein d'un couple situé pourtant «dans la moyenne satisfaisante de revenus, d'ambitions et de respectabilité apparaissant dans les statistiques des bulletins d'anciens élèves de lycée».
Dans tous les cas, l' «absurde» chez l'écrivain ne constituerait pas un postulat de départ à sa démarche littéraire, mais correspondrait davantage aux retombées psychologiques de ses personnages en perte de repères, face à leurs vaines tentatives de concilier les injonctions d'une société standardisée et foncièrement tributaire de son héritage puritain d'un côté, et une croyance par ailleurs imparable, pas forcément compatible avec leur quotidien, au mythe américain triomphant de la «liberté individuelle» et de «la poursuite du bonheur»… Crises quelquefois passagères et provisoirement, providentiellement rédemptrices, entraînant par exemple chez les protagonistes une certaine prise de distance par rapport aux pressions externes qu'ils subissaient passivement, d'autres fois, par contre, aux conséquences dramatiquement irréversibles, comme par exemple pour cet ancien sportif entre deux âges, en quête de popularité sociale et qui, dans des soirées organisées chez les voisins, carburant désormais à fond au gin insiste à maintenir le rituel qu'il avait instauré de sauter en fin de soirée des haies improvisées avec le mobilier des salons..!
Surnommé à juste titre le «
Tchekhov des faubourgs», le style de
Cheever aura fait école depuis, et suscité l'admiration entre autres de gabarits littéraires tels un
Hemingway, un
Nabokov ou un
Philip Roth. Son génie littéraire, à l'image de celui du maître auquel on l'avait souvent comparé, abolit naturellement toute hiérarchie de valeurs entre la surface en apparence triviale de la vie et la profondeur et l'universalité portées par le propos. Comme lui,
Cheever réussit pleinement à donner parfois une force d'évocation à des détails qui pourraient d'emblée paraitre insignifiants, mais qui se révéleront très efficaces à évoquer symboliquement une réalité et un microcosme souvent en train de se déliter. Enfin, toujours comme chez son homologue russe, ses personnages ne sont au fond «ni bons ni mauvais», ont souvent la conviction intime de donner le meilleur d'eux-mêmes, tentent désespérément, tant que cela peut se faire, de sauver les meubles et se montrer sous leur meilleur jour…Derrière l'ironie et une critique acérée des moeurs, se profile invariablement chez l'auteur un leçon de générosité et d'humanité, dépourvue cependant de tous bons sentiments et de toute mièvrerie : là encore, me semble-t-il, comme l'immense
Tchekhov,
John Cheever aime les individus en particulier et montre de l'empathie envers ses créatures la plupart du temps en perdition.
Je vous conseillerais vivement, avant de prendre éventuellement un jour la décision de clore définitivement vos carrières de lecteur, de gouter - si ce n'est pas déjà fait - les atmosphères singulières et subtiles créées par cet entomologiste et miniaturiste hors pair.
De plus, n'est-ce pas, leur format ne dépassant que rarement la petite vingtaine de pages, cela ne mange vraiment pas de pain de l'essayer au moins une fois!