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Critique de Escapist


Un roman d'une intensité profonde, d'une élégance littéraire touchante et d'un charme saisissant... voilà en quelques mots une brève description de cet ouvrage. Pourtant, il ne suffit pas d'en lire un résumé ou une critique pour en saisir sa beauté mais bien d'entreprendre sa lecture.

Tracy Chevalier maîtrise l'art de tenir son lecteur en haleine. Elle l'aide à parcourir les rues d'une Delft renaissante, respirant l'air des siècles passés, revivant avec une réalité étonnante l'âge d'or de la peinture flamande. Plongé au coeur du XVIIe siècle, nous dérivons avec un grand plaisir dans le calvaire quotidien de plusieurs familles. Éloigné du périple des grandes fortunes et des têtes couronnées, nous abordons la vie du mystérieux peintre Vermeer d'une manière singulière. En effet, si le roman tourne autour de lui il n'en est pourtant pas le personnage principal. Personnage secondaire, il brille aussi bien par sa présence que son absence. Aussi, est-ce d'une manière bien singulière que nous le découvrons. Au travers des yeux de la nouvelle servante de la famille, Griet, nous approchons ce peintre au charme irrépressible.

Griet. Un prénom court, voué à se perdre dans l'oubli des âges. Mais le visage qui y est rattaché lui, perdure à travers les temps depuis l'an 1665. L'histoire débute dans la maison familiale de cette jeune fille où un beau jour un élégant couple vient trouver sa nouvelle servante. Ce sera Griet, cette étrange jeune fille dont la manie de disposer les légumes du potage par couleur suscite la curiosité du mystérieux mari. L'anonymat de celui-ci, qui plane dès les quelques premières lignes de son apparition, vole alors un éclat dans les pages qui suivent et le nom de Vermeer est dévoilé au grand jour. Alors que la jeune fille flâne dans les rues de Delft pour se rendre à son nouveau logis, c'est l'occasion pour Tracy Chevalier de nous fournir une somptueuse description du paysage enchanteur de cette ville. Mais plus qu'une description, il s'agit d'une peinture qui prend soudainement vie sous nos yeux. D'exquises métaphores côtoient d'élégantes périphrases et le tout révèle d'une parfaite harmonie littéraire. Notre regard glisse sur des termes savamment choisis tandis que notre imagination suit le cours du canal. Alors même que nous n'avons fréquenter que très sommairement le peintre, nous voici déjà plongé au coeur de ses tableaux parmi les plus renommés. La "Vue de Delft" prend alors vie, pour notre plus grand plaisir.

Une fois passé cette riche description rendant à l'époque tout sa réalité historique et quotidienne, les "aventures" de Griet débutent dans une famille étrangement constituée. Chaque personnage est haut en caractère, qu'il s'agisse de la jalouse domestique Tanneke, de Catharina - l'épouse fière et maladroite - ou encore de sa mère, l'autoritaire Maria Thins, de toute la fratrie d'enfants en bas âges sans oublier le mystérieux Johannes Vermeer dont la présence est mystifiée et le charisme renforcé par son absence. Il est l'homme de la famille, l'artiste de la ville, le mari clément et le maître intriguant.

Le point de vu décalé, celui d'une personne extérieure à cette famille, issue d'un milieu plus défavorisé, renforce le mystère qui plane dans le foyer Vermeer et contribue à accentuer l'injustice et la sévérité du métier de servante. Mesquinerie et méchanceté ne font plus qu'un et s'acharnent sur Griet, notre héroïne qui ne se laisse pas autant dominée qu'on le croirait. N'ayant jamais été vouée à devenir servante, son caractère est moins docile qu'on ne le supposait. Au final, Griet n'a rien de banal et c'est cette originalité, cette curiosité qui la caractérise et son audace qui vont finalement en faire un personnage si intéressant et éveiller l'émoi, tant bien sur son entourage, qu'il soit proche ou non, que sur Vermeer et le lecteur. Que ce soit jalousie ou désir, Griet avive des sentiments chez les gens qui l'approchent: le fils du boucher, sa propre famille, les enfants Vermeer, Catharina et sa mère, Vermeer et son fameux mécène van Ruijven dont l'attirance pour la gente féminine, surtout servile, n'est précédée que de sa renommée.

Plongé dans le quotidien de cette famille dont le train de vie féminin se veut somptueux, il en émerge les tracas financiers, la dure réalité de la vie d'artiste, ne survivant que grâce à la vélocité de son imagination et de ses mains. Or Vermeer est bien réputé pour avoir été un peintre à la production lente dont les oeuvres se sont faites attendre. Tracy Chevalier a réussi à supprimer toute forme d'utopie de la vie artistique pour dépeindre au mieux un monde malheureux. C'est donc dans une famille qui ne cesse de s'agrandir au fil des ans et tracassée par d'importants problèmes financiers qu'évolue Griet. Alors que notre intérêt pour Vermeer ne cesse de grandir, la confusion croît progressivement en la jeune fille. Celle-ci est dépendante de deux mondes: le sien et celui de sa famille, et celui du peintre. Elle est à la charnière de la collision entre deux religions qui la font dériver dans des émotions intenses. Ce roman est l'illustration de la scission entre protestants et catholiques, entre la rigueur des uns et les moeurs "légères" des autres. Il est ainsi surprenant d'aborder les catholiques sous un côté plus "libertin". La vie de Griet est alors troublée par l'envie de répondre aux attentes de sa famille et pimentée par le désir de s'aventurer dans un milieu inconnu que sa progressive approche du peintre façonne.

C'est sous des cachotteries et de secrets gardés que la relation entre maître et servante se développe. D'abord timide, Griet est un sujet curieux qui retient l'attention par son manque au conformisme. Ses grands yeux reflètent la grandeur de sa pureté et de sa candeur. Son obstination de vouloir cacher ses cheveux et sa manière de porter la coiffe témoignent d'une virginité à toute épreuve. Elle est le symbole même de l'innocence dans un monde de tentation. Lorsqu'arrive le moment tant attendu du portrait, c'est après une période d'approche et de recul entre Griet et Vermeer. Ce-dernier fait preuve d'une incroyable bonté envers la jeune fille. Une sorte de sensualité naît entre les deux personnages sans qu'aucun ne puisse réellement maîtriser la situation. Il est un homme doux, patient et mélancolique. Maître de ses tableaux, il n'est que le spectateur de la vie qui se déroule à ses côtés, n'agissant que pacifiquement et n'interférant réellement jamais. Il mourra finalement en tant que peintre, immergé dans son monde de couleurs douces alliant nuances chaudes et froides, baigné d'une lumière intemporelle qu'il se plaisait à admirer et peindre. Il n'a jamais véritablement été homme, ne vivant que pour la peinture et observant des sujets là où il n'y avait que la vie. Pourtant, on ressent une indéniable émotion, un trouble bel et bien humain, lorsqu'il fréquente Griet. Celle-ci dépasse son statut de servante et apparaît comme l'ancre humaine du peintre Vermeer. Celle qu'il peignit en toute pureté, dont le visage émerge dans sa plus belle simplicité au caprice de la lumière et dont les yeux observent pour jamais celui qui restera un mystère dans l'art pictural.

Cet ouvrage est avant tout une peinture à l'état pur que Tracy Chevalier a su exprimer avec la plus grande subtilité et compréhension. Chaque tableau est parfaitement représenté et décrit à sa juste valeur. A l'aide de précieux adjectifs, chaque couleur est éclatante de beauté, chaque moment de silence le reflet d'une intense réflexion, d'une émotion grandissante et d'un troublant émoi.

Ce roman est un hommage à la peinture et un chef d'oeuvre de la littérature.
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