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Critique de MarianneL


Pour le prix de seulement six choux-fleurs, il est possible d'acheter ce roman d'Éric Chevillard, et ainsi non seulement éviter de s'engluer dans le gratin de ce légume douteux, tout en s'offrant un morceau de grande littérature et de totale jubilation.

Un lecteur averti en vaut deux et Eric Chevillard annonce la couleur, d'emblée, dans son avertissement. Il faut à l'auteur «un prétexte pour commencer ; n'importe lequel ; la qualité première d'un prétexte est d'être indifférent.» le prétexte donc, la détestation du gratin de chou-fleur, est ici poussé dans les ultimes retranchements de la logique et de l'imagination - pendant près de trois cent pages, pour un livre dont l'unique sujet n'est que la langue elle-même.

Un homme, dénommé Blaise, s'était vu promettre son plat préféré pour le déjeuner. Impatient, alléché, il attendait une truite aux amandes et a eu la mauvaise surprise de voir arriver sur la table un gratin de chou-fleur. Ecoeuré, révolté, il aborde une jeune femme à une terrasse de café pour lui conter cette histoire. À partir d'un prétexte, Éric Chevillard développe un univers : Dans un exercice de style qui confine au génie, le gratin de chou-fleur devient progressivement la racine du mal et des guerres dans le monde, une métaphore du marasme dans lequel s'engluent nos existences médiocres, à moins que ce ne soit juste une supercherie.

«Afin de bien comprendre ce qui se jouait, quand elle est arrivée avec son plat fumant – et la fumée semblait bourgeonner encore, le monstre était redoublé par son fantôme -, pour mieux me comprendre, il vous faut mesurer l'écart qui existe entre une truite aux amandes et un gratin de chou-fleur, sonder ce gouffre : si l'on veut bien ignorer leurs communes propriétés nutritives, rien ne permet seulement de les comparer.
D'un côté, nous avons le plus beau poisson des rivières ; de l'autre, le plus triste légume du jardin.
D'un côté, un mets raffiné digne des meilleures tables ; de l'autre, un plat de cantine, le mortier qu'une grosse patte dépote à la louche entre le catéchisme et les mathématiques
D'un côté, les soins délicats d'une maîtresse de maison qui sait recevoir ; de l'autre, l'improvisation bâclée d'une cuisinière sans imagination.
D'un côté, l'allègre foulée dans les prés verts, les pieds mouillés de rosée ; de l'autre, la reptation pénible dans la tourbière et le bourbier.
D'un côté, l'espace ouvert, la lune amie, le ciel encore derrière le ciel ; de l'autre, un horizon de poix, de plomb, le grenier effondré, la cave inondée.»

Afin de contenir les débordements éventuels de son imagination et (tenter de) rester maître de la situation, l'auteur est présent en bas de page. Mais l'écriture s'emballe et les notes de l'auteur envahissent peu à peu tout l'espace ; alors se développe un deuxième récit, l'histoire d'un fuyard recherché pour meurtre et qui, pour échapper à sa condition humaine et à ses poursuivants, suit la trace d'une fourmi. Il est bientôt rejoint dans cette folle aventure par une femme, un tamanoir et un petit garçon.

Avec des digressions hilarantes sur la littérature et le monde moderne (au gré des passants qui cheminent devant la terrasse du café), les parois des récits sont de plus en plus poreuses ; Blaise et son auteur se superposent : «L'auteur s'étant reconnu ici sous les traits de son personnage envisage sérieusement de se traîner devant les tribunaux». Auteur et personnages peuvent nourrir des doutes sur leur identité, mais la plume, elle, maîtrise totalement ses volutes et le chemin qu'elle trace.

Foisonnant comme les efflorescences de l'abhorré légume, « L'auteur et moi » est un livre virtuose, et juste merveilleux. J'ai ri à toutes les pages, de cette inventivité permanente, de cette exigence absolue, de ces rêves d'enfant et de ces mots d'adulte.
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