« Furne est par exemple hostile au principe des giboulées de mars ». «
le caoutchouc décidément » commence par cette phrase d'accroche, pour une fois bien nommée. Cet incipit, comme on dit, attaque et intrigue, et nous voilà suspendus à ces onze mots et à tous ceux qui s'ensuivent sans espoir, ni aucune volonté d'ailleurs, de descendre en marche de ce discours, jusqu'à son point d'arrivée, jusqu'à la chute, jusqu'au retour au silence. «…mais en vain, le moteur hoquette, hoquette, et se tait. Hoquette. Et se tait. Fume ».
De Furne à Fume, une construction circulaire éphémère, aux mille ramifications, se déploie sous nos yeux, dans nos yeux, quelque part, nous attire, nous entraîne, nous fond dans le discours incessant de Furne le beau parleur, de Furne le fou-sage, au projet révolutionnaire pourtant si simple : il est temps de reprendre à zéro la création du monde et de remédier à tous ses dysfonctionnements. Par exemple les giboulées de mars. Ou encore l'exiguïté du crâne, le poids du pied, l'éloignement des étoiles ou le mutisme du poisson... Furne travaille en secret à son grand projet, qui sera bientôt exposé en détail dans son "Manifeste pour une réforme radicale du système en vigueur", et espère le mener à bien grâce à l'équipe de choc que le Professeur Zeller a réuni autour de lui au sein de sa Fondation philanthropique. Qui est fou en dernière analyse ? Celui qui rêve à ses idées et cherche à les mettre en mots, le plus clairement possible, ou ceux qui se laissent manoeuvrer, les « exécutants » de ce système en vigueur qui prêtent serment d' « allégeance et de soumission à l'ordre des choses » ?
Ce moment d'égarement dans la pensée de Furne est un moment d'émerveillement passé à lire l'impossible énoncé. C'est du
Escher écrit plutôt que dessiné. On se prend pour Philémon, un autre extra-lucide, que Fred faisait échouer, au milieu de la mer, sur le « A » atollisé d'« Océan Atlantique ». Sauf qu'ici on raccompagne Pascal vers la sortie après l'avoir cité (p.68) et on trouve dans les moustaches toute une vie « de tabac, d'alcool et de danseuses » (p.26).
«
le caoutchouc décidément » est une bulle de savon littéraire, belle, éphémère et éclatante. Cette boule de cristal aérien contient et reflète un océan d'imagination dont les mots de Furne-Chevillard (« Furne a droit à tous les mots ») nous sont les îlots et archipels, les chapelets de matière verbale flottante, bouées de sauvetage pour échapper au monde « réel » et à son naufrage de rigidité. Chevillard nous fabrique un abri-labyrinthe nécessaire, d'où est exclu « le hasard, justement, et ses lois aveugles » (p.19) et d'où l'on découvre, l'espace d'un instant, une passerelle vers le monde meilleur des mots. Là-bas seulement la vie. Là-bas seulement l'amour. Et Clara Lapse.
Un espace ailleurs, un autre monde, un « refuge de solitude (situé à 8849 mètres d'altitude si le monde culmine effectivement à 8848 mètres), bâti de leurs propres mains selon leurs propres plans » (p.42) auquel on accèderait, peut-être, grâce à cette machine littéraire de papier-caoutchouc que l'on a entre les mains. Comme le mode d'emploi d'une écriture, et de la lecture qui lui donne son mouvement créateur,
Eric Chevillard nous livre ainsi plusieurs fois (trop peut-être ? Mais c'est un trop ténu) la recette de ses mots-manivelles :
« …nous serions omnipotents, en vérité, et maîtres de nos destins si nous étions simplement capables de saisir, en les formulant, toutes les idées vagues qui traversent notre esprit – je dois impérativement téléphoner, dit un jour Alexander Graham Bell en repoussant son assiette, et devant les convives stupéfaits, il se mit à tracer fiévreusement sur la nappe les plans d'un appareil étrange : le téléphone était né, un prototype qui fonctionnait alors grâce à une manivelle, indispensable en ces temps-là, la manivelle, comme la foi à l'époque des croisades. Ses fidèles se comptent aujourd'hui, on néglige la manivelle. [...] C'est elle encore, la manivelle, qui actionnera la machine à remonter le temps [...] grâce à laquelle nous pourrons fuir enfin ce vacarme assourdissant et nous offrir un petit séjour au calme, quelques heures de silence préindustriel, ou davantage… » (p.112-113).
Fuir le présent, loin de la moderne « comédie humaine » qui nous environne (et dont ce « Furne » de papier est un autre éditeur intégral).
Autre instrument indispensable de cette langue des seuils, la charnière :
« On écoute maintenant un éloge de la charnière [...]. Ah, la charnière ! permet d'aller et venir en toute liberté, elle assure le lien entre le jour et la nuit, entre le vice et la vertu, entre le sucré et le salé, elle les connecte, elle les articule, lorsque la logique en abuse, elle grince, elle se grippe, l'harmonie générale dépend d'elle et le délire même lui doit sa singulière cohérence, l'évidence de ses plus audacieuses métaphores, elle servira nos desseins, bien utilisée elle nous donnera accès à tout partout, en elle réside l'unique vérité tangible. Il y en toujours une entre ce qui précède et ce qui suit » (p. 125)
On quitte donc manivelles et charnière à regret, en refermant le livre, conscients de retourner dans l'ornière de l'actuel après avoir frôlé, de si près, l'entrée du passage. Ce pont de lettre qui mène de Furne à Fume, ce petit espace vide dans le délié du « m » que Chevillard, pendant 125 pages trop vite tournées, a comblé pour nous. le temps d'une lecture, il nous fait entrevoir ce que serait un « monde harmonieux, [dans lequel] les fourmis pondraient du caviar » (p.64). Un monde qui se referme sur lui-même, qui se défait et part en fumée - « Fume », « Furne » et son monde toujours à venir retournant au néant comme les puzzles sitôt fait, sitôt effacés, de Bartlebooth et de Winckler. « La vie, mode d'emploi », tome II.
Comme elle, l'oeuvre se dissout finalement, telle une « lune effervescente dissoute dans la nuit » (p.80), telle une « pièce en forme de nuage menaçant qui passe et repasse plusieurs fois entre nos doigts avant de se dissoudre dans le ciel uniformément bleu du puzzle » (p.26). Il ne restera rien de ces pages noircies qu'une étincelle, qu'un feu de joie en nous, persistant.
le caoutchouc, décidément.
« D'autres s'étendent pour réfléchir, ou s'agenouillent ou déambulent, d'autres encore noircissent des pages, qui s'accumulent et deviennent des livres, qui s'accumulent et constituent des bibliothèques, alors enfin jaillit l'étincelle et le vent disperse les cendres. » (p.56)
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