Passé un certain stade, on ne peut plus les récupérer. La destruction est irréversible. La rue les consume. Elles s'évanouissent. Se fondent dans la nuit pour devenir une seule entité ténébreuse. Elles sont perdues pour nous. Elles vont probablement mourir ici ou bien finir en prison ou à l'asile.
Les coups, ça fait mal pendant quelque temps. Mais la honte d'avoir été lâche, ça ne s'en va pas.
- Tu veux du réconfort ? Sache-le, les gens sont des cons.
- Attends, je sors un stylo pour noter.
La douleur a déferlé sur moi telle une lame de fond. Dès que j'arrêtais de bouger, elle venait me frapper de plein fouet. Ça use, la douleur. Si on n'y prend pas garde, ça vous pompe jusqu'à l'épuisement.
Quand la douleur devenait forte , vraiment trop forte , la frontière entre veille et sommeil , entre rêves et réalité s'estompait. Elle ne résistait plus. C'était le seul moyen de survivre à la souffrance. On essaie de bloquer la douleur.
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Quand un drame survient - au début, j'entends -, c'est la fin du monde. Comme si on t'avait jetée dans l'océan en pleine tempête. Les vagues s'abattent sur toi, te submergent, et toi, tu essaies de surnager. Tu n'as pas vraiment envie de lutter, tu préférerais presque te laisser couler... mais il y a l'instinct de conservation. Ou peut-être, dans mon cas, le fait que j'avais un autre enfant à élever. Je ne sais pas. D'une façon ou d'une autre, tu gardes la tête hors de l'eau.
Nous avons franchi le seuil, et la femme a fermé derrière nous. Deux choses m'ont frappé simultanément. L'obscurité, d'abord. La seule lumière provenait d'une lampe équipée d'une ampoule de faible puissance. J'ai vu un fauteuil élimé, une table basse. C'était à peu près tout. L'odeur, ensuite. Rassemblez vos souvenirs les plus vivaces d'air pur, une grande bouffée d'air de montagne, puis imaginez exactement le contraire. Ça sentait tellement le renfermé que je n'osais pas respirer. Moitié hôpital, moitié autre chose d'indéfinissable. Je me suis demandé quand on avait ouvert une fenêtre pour la dernière fois, et la pièce a paru murmurer -.Jamais.
Un gamin qui vit dans la rue est un peu comme une mauvaise herbe. Plus il y reste, plus il sera difficile de l'en arracher.
Mieux vaut avoir aimé et perdu que n'avoir pas aimé du tout.
Je ne sais pas combien de temps ç'a duré. Mais au bout d'un moment, je me suis forçé à m'arrêter. Et j'ai décidé de lutter contre le chagrin. Le chagrin paralyse. Pas la colère. Or la colère était là aussi, guettant son exutoire.
Alors je l'ai laissée venir.