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Critique de Levant


Belle du seigneur, superproduction de l'amour. Inadaptable au cinéma. Même si Glenio Bonder a tenté de relever le défi en 2013. La preuve que le tout puissant septième art a aussi ses limites. Inadaptable au cinéma car sans doute tout simplement inadaptable à la vie. Quelle réalité pour rivaliser en effet avec l'imagination débridée, intarissable, le talent démesuré d'Albert Cohen dans ce roman ? Hégémonie d'un esprit, seul capable de traduire l'inénarrable.

Plus de mille pages de digressions mentales les plus folles, pour dire le ressenti intime. Mille pages pour dire que les manifestations terrestres de l'amour ne sont pas l'amour, mais que "babouineries".

Quel réalisateur pour mettre en images les chapitres les plus forts de cet ouvrage ? le chapitre XVIII par exemple. Dix-sept pages dans l'intimité des pensées d'Ariane, sa nudité spirituelle. La beauté de ses émotions. La laideur de ses idiomes abêtissants qui tentent de mettre en mots des peur, espoir, colère, joie, et tant d'autres fulgurances qui jaillissent en cascade dans le plus complet désordre, la plus parfaite spontanéité. Au coeur de la mystérieuse alchimie qui fait naître des pensées d'un organe périssable. Dix-sept pages d'une grande bousculade sans la moindre bouffée d'air. Pas la moindre ponctuation. Quel acteur pour déclamer cette tirade ?

Phénomène curieux que le sentiment. Pourquoi lui, le seigneur ? Pourquoi elle, la belle ? Tous deux futurs morts. Quelle prouesse que de mettre en mots l'amour divin qui vient fondre en un seul, dans le même creuset, deux coeurs, deux esprits, deux âmes. La réunion des corps n'est qu'illusion. Le faire comprendre c'est le sommet du talent.

Quel réalisateur pour mettre en image le chapitre XXXV : "je vais vous séduire". Mais à cette fin je vais commencer par être odieux. Odieux sur cinquante-quatre pages. Vous donner mille raisons de me détester. De détester l'amour. L'amour terrestre. Vous convaincre que l'amour c'est bien quand on l'ambitionne. Le vivre c'est déjà le voir mourir.

Quel réalisateur pour mettre en image la frénésie de l'attente. L'éternité en une minute. Vingt-et-une pages pour languir, aux aguets d'un signe de vie, d'un signe d'espoir, d'une poignée de porte qui tourne. Les pages défilent dans un temps suspendu.

L'amour absolu, exclusif, égoïste, comme il doit être. Solitude à deux. L'amour se satisfera-t-il des exigences du corps ? Résistera-t-il à l'érosion du temps, à la solitude dans laquelle il plonge ceux qui s'aiment dans un monde de cupidité, de haine ? 1936. La raison perdue, la raison et son cortège d'ennui, d'habitudes, de nécessités retrouvera-t-elle ses droits pour sauver les amants d'une félicité inconcevable pour des êtres de chair et de sang ? L'amour céleste résistera-t-il à son ennemi terrestre le plus féroce : la jalousie ?

Belle du seigneur, admirable de talent. Trop, peut-être. Tout est trop dans ce roman. Trop beau, trop éloquent, trop fort. Trop long aussi. Trop improbable, ces deux coeurs qui trouvent la connivence absolue. Tout est trop. Mais ce tout est si peu pour dire l'amour. Albert Cohen a dû se plier aux contraintes terrestres pour dire l'amour, mais on sent bien avec lui que ces mille pages auraient pu être dix Mille, cent mille, pour dire l'espoir dans l'amour. Albert Cohen nous fait comprendre qu'il n'a été que le vecteur d'une inspiration, d'une transcendance. Pour nous enseigner que l'amour est un concept trop haut pour être vécu ici-bas.

L'auteur abuse de son pourvoir de fascination. Il séquestre son lecteur. Narcissisme suprême de la main qui matérialise les divagations d'une imagination incontrôlée. Verve sophistiquée, féconde et intarissable. Logorrhée verbale stupéfiante des Mangeclous et consorts. Humour désopilant. Humour décalé dans ce drame de l'amour qui ne trouve d'assouvissement que dans la perspective de la mort. Ariane et Solal n'ont pas la force pour endurer celle de leur amour. Ils n'ont que leur pauvre corps périssable pour supporter l'amour infini. Malédiction de ne pouvoir vivre une bénédiction.

Roman trop long pour dire les manifestations de l'amour. Roman trop court pour dire l'Amour.

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