Le droit de mentir/
Benjamin Constant &
Emmanuel Kant
Cet ouvrage contenant des extraits commentés de textes des deux penseurs que furent
Kant et Constant demande quelques explications préalables. C'est un petit livre très intéressant qui relate la controverse épistolaire qui en 1796 s'établit entre
Kant qui émit sa fameuse règle des impératifs catégoriques et la réponse de Constant et son prétendu droit de mentir.
La première partie de ce petit livre de philosophie dialectique et éristique est extraite de l'ouvrage de
Kant intitulé «
Fondements de la métaphysique des moeurs » qui pose la question immorale : puis-je, afin de me tirer d'embarras, faire une promesse que je n'ai pas l'intention de tenir ? Autrement dit, suis-je autorisé à mentir dans certains cas ?
Kant développe alors une argumentation mettant en jeu la prudence d'un tel choix et en balance sa légitimité. Avec une conclusion intéressante à savoir que ce qui peut être utile pour soi à savoir dans le cas présent le mensonge ne peut être érigé en règle universelle sans se détruire soi-même.
Dans un second exemple qui confirme le précédent,
Kant pose le problème posé au devoir et à la morale par le mensonge d'une fausse promesse en citant le cas d'un individu dans le besoin qui emprunte de l'argent tout en sachant qu'il ne pourra le rembourser et qui sait que s'il ne s'engage pas verbalement à rendre cet argent en un temps déterminé ne trouvera pas de prêteur. Que faire alors ?
C'est du livre « Des réactions politiques » de
Benjamin Constant qu'est extrait le chapitre suivant intitulé de façon étrange « Tout le monde n'a pas droit à la vérité » ! le rôle des principes est alors évoqué avec l'opposition entre la théorie et la pratique, l'expérience pouvant parfaitement être fatale à la théorie. Et Constant d'ajouter : « L'exagération des principes est le moyen le plus infaillible de les rendre inapplicables et est une des armes les plus dangereuses que puissent employer les partisans des préjugés. » Car ce qui forge la force des préjugés, c'est leur caractère intime, la familiarité qu'ils entretiennent avec nous. Ils s'opposent aux principes qui ne visent pas l'intérêt particulier mais l'intérêt universel. Ils ne sont pas en relation directe avec nos intérêts contrairement aux préjugés qui protègent ces intérêts. Constant ensuite démontre que « le principe moral que dire la vérité est un devoir, s'il était pris d'une manière absolue et isolée rendrait toute société impossible. » Paradoxalement avec
Kant on peut aussi démontrer le contraire à savoir que renoncer au devoir de véracité conduirait à la destruction de la société. Il découle de ce paradoxe que le devoir de véracité ne peut être posé en principe inconditionné. Constant propose donc un devoir de véracité sous condition avec l'élaboration de principes intermédiaires. La
logique du tiers inclus qui veut que soit inapplicable le principe moral isolé selon lequel dire la vérité est un devoir car il détruirait la société s'oppose à la
logique du tiers exclus par la nécessité de définir un principe intermédiaire. « Dire la vérité n'est un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. » La franchise devient ainsi une valeur relative dépendante de la situation.
Il apparaît au fil de la lecture que
Kant considère de façon apodictique que la véracité est un devoir absolu et inconditionné alors que Constant estime que le devoir de vérité s'il est pris de manière absolue et isolée rend toute société impossible et qu'il existe des exceptions à ce devoir de vérité contrairement à
Kant. Chacun fait sa démonstration et est convaincu d'avoir raison.
Par ailleurs, pour
Kant, être sincère est aussi un devoir envers soi-même. Et puis il existe deux sortes de mensonges, le mensonge extérieur où l'homme se rend méprisable aux yeux des autres et le mensonge intérieur où il se rend méprisable à ses propres yeux.
D'autres questions de casuistiques sont posées par un commentateur,
Cyril Morana, comme celle-ci : peut-on considérer comme mensonge la fausseté commise par pure politesse comme les compliments ou les formules de bas de lettre ? Et jusqu'où la vérité est-elle bonne à dire ? Des exemples simples cités en fin de livre montrent que le mensonge pour sauver une vie ou même l'humanité vaut mieux que la vérité. Il existe bien un droit de mentir par humanité n'en déplaise à
Kant et que Constant soutenait qui affirmait que certains individus n'ont pas droit à la vérité. Mais alors se pose une autre question : quel juge peut dire quel individu a droit à vérité et quel n'y a pas droit ? La morale, c'est de vouloir faire le bien donc il n'est pas forcément immoral de mentir. C'est la valeur morale de l'action et surtout de l'intention qui prévaut in fine. Ce n'est pas l'utilité qui fait la valeur morale d'une action mais son intention. Mais quoi qu'il en soit, pour
Kant on ne saurait mentir par bienveillance contrairement à Constant, car le résultat d'un tel mensonge est incertain. Tout au plus
Kant accepte-t-il un mensonge par bienveillance au titre d'un impératif hypothétique de prudence. En choisissant l'avis de
Benjamin Constant qui s'en prend délibérément au caractère inconditionnel du devoir posé par
Kant, on considère qu'il doit y avoir une hiérarchie des valeurs et qu'il n'y a pas de devoirs absolus. Et
Kant se retourne dans sa tombe car pour lui il n'y alors plus de monde possible !!