Une ville du Moyen-Orient. Un gouverneur, moitié bouffon, moitié dictateur. Et des opposants. Certains sont organisés dans la rébellion armée. Taher est un concepteur de bombes qui sort de prison. Karim quant à lui est un jouisseur qui aime séduire et s'amuser. Des liens d'amitié les lient, du moins tant qu'ils ne parlent pas politique.
Karim se met en relation avec Heykal, Urfy et Omar, qui partagent son amusement face au gouverneur. Il faut savoir rire de ce tyran pitre, se moquer de lui, le faire mousser, le faire gonfler comme la grenouille de la fable et ainsi arriver à s'en débarrasser. Leur idée... vanter les mérites du gouverneur, à tel point que cela confine à l'excès. Il faut faire croire que le gouverneur ou ses partisans sont à la manoeuvre de cet excès de battage. A tel point que le gouverneur ne peut manquer d'être plus ridicule encore. En alliant amusement, libre pensée et pacifisme, Karim et ses amis en sont sûrs, ils arriveront à se débarrasser de l'importun.
Mais qui lui succédera? Vient l'instant du doute chez les rebelles quand ils sont prêts de la réussite... Et si le successeur se révélait plus cruel, ou moins bouffon? L'auteur pose ainsi les bases d'une résistance non armée, à l'instar du faux Soir, ce journal belge que les Allemands avaient volé lors de la Seconde Guerre mondiale, qui reste un exemple incontournable de résistance pacifique mais néanmoins efficace.
Avec un style impeccable, une langue française précise, de l'ironie et une belle sensualité, Albert Cossery nous envoûte, nous charme. Il apporte à Beckett ou Kafka la dose de sensualité, de désir, de soleil méditerranéen qui fait passer toutes les dictatures et les absurdités qu'elles engendrent.
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Il n’avait pas d’argent ni rien de précieux qui pût exprimer les sentiments de gratitude qu’il ressentait pour elle. Alors l’idée de fabriquer un cerf-volant à son intention, un cerf-volant qui ne fût pas à vendre, mais une œuvre d’art désintéressée, l’avait fait bondir du lit et se mettre au travail. Il avait choisi ses matériaux avec soin, comme s’il s’agissait de construire un palais pour la femme de ses rêves.
Maintenant il attendait que le cerf-volant fût parvenu à son apogée, bien fixe dans le ciel, pour appeler la jeune fille afin qu’elle vienne le contempler.
Aucune violence ne viendra à bout de ce monde bouffon, répondit Heykal. C'est justement ce que recherchent les tyrans: que tu les prennes au sérieux. Répondre à la violence par la violence, c'est leur montrer que tu les prends au sérieux. C'est croire en leur justice et en leur autorité, et ainsi tu contribues à leur prestige; tandis que moi je contribue à leur perte.
(...) En suivant les tyrans sur leur propre terrain; en devenant encore plus bouffon qu'eux. Jusqu'où iront-ils ? Et bien, j'irai toujours plus loin qu'eux. Je les obligerai à se dépasser dans la bouffonnerie. Pour ma plus grande joie.
On croyait encore dans le quartier que la perte prématurée des cheveux était l’apanage de la sagesse et du savoir, et Urfy entretenait cette illusion en portant souvent la main à son crâne lorsqu’il était en présence de parents sceptiques qui avaient l’audace de le traiter comme un jeune éphèbe sans avenir. Mais là ne s’arrêtaient pas les marques extérieures de son génie intellectuel. Urfy était aussi très myope. Il portait des lunettes à monture d’acier munies de verres d’une grosseur respectable à travers lesquelles son regard laissait filtrer une sévérité de bon aloi. Un maître d’école chauve et affligé de myopie, c’était plus qu’il n’en fallait pour forcer la confiance d’une population illettrée, imbue de cet axiome suivant lequel un aveugle ne peut faire du mal.
-Tu m'aimes ?
Dans sa bouche de gamine, cette question banale prenait une signification poignante. Heykal en fut assombri; il refusait de se laisser engloutir dans ce marécage affligeant de l'amour. Ce qu'il ressentait pour elle n'avait rien en commun avec cette passion farouche qu'elle semblait exiger de lui. Elle confondait un médiocre élan sentimental, fait de platitudes et de routine, avec l'incomparable complicité qui les liait. Mais comment lui expliquer la différence ?
Urfy avait besoin d’aimer sans arrière-pensée, sans détours, sans chicanes, et surtout pouvoir pardonner. Mais comment pardonner à un adulte ? Trop d’égoïsmes, de bêtises, de brutalités, d’ambitions déçues et aigries le séparaient de ses contemporains. L’ambition ! Ils étaient tous tenaillés par l’ambition. Arriver ! Arriver à quoi ? Et quand ils étaient enfin arrivés – au faîte de la gloire ou de l’argent – cela faisait d’eux d’épaisses brutes sanglantes, des monstres répugnants d’arrogance, incapables de ressentir la moindre parcelle d’un sentiment humain.
L'écrivain égyptien Albert Cossery a accepté de rencontrer le journaliste Pierre-Pascal Rossi à Saint-Germain-des-Prés, où il vit dans une modeste chambre d'hôtel, et de retourner au Caire, sa ville natale, pour un reportage exceptionnel diffusé dans Hôtel, le 30 mai 1991 sur la TSR.