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Marc Saint-Upéry (Traducteur)
EAN : 9782707160065
252 pages
La Découverte (25/03/2010)
  Existe en édition audio
3.91/5   190 notes
Résumé :
La génération actuelle de révolutionnaires du management considère l'éthos artisanal comme un obstacle à éliminer. On lui préfère de loin l'exemple du consultant en gestion, vibrionnant d'une tâche à l'autre et fier de ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Imaginez à côté le... >Voir plus
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— T'as regardé auto-moto hier matin ?

— Oh putain oui, la nouvelle GLX-13 a l'air terrible !!

— À fond ma biche. C'est la seule de sa catégorie à avoir les têtes de delco à injections inversées en plus !

— Sans parler de ses suspensions à hydrogène et de son vilebrequin multi-thermique. J'me réjouis trop de la voir au salon de l'auto !

— On ira ensemble trouduc. Enfin, après l'émission, j'ai continué à retaper ma vieille R5. L'intérieur est complètement désossé. J'y ai passé tout l'après midi, j'suis cassé en deux comme un axe de timonerie !

— … C'est vrai, j'avais presque oublié que t'avais une R5 toute pourrie dans ton garage de tapette.

— Hé bouffon, au moins je ne suis pas obligé de me cacher de ma femme pour réparer ma bagnole, MOI !

— Mais ta gueule, tu connais pas ma vie ! Bref. Et toi, Jo qu'est-ce que t'as fait hier ?

— j'ai lu un bouquin, connard, une chose que tu n'as jamais vu d'ta vie. Répondais-je en avalant la dernière bouchée de mon sandwich.

— T'as que ça à foutre de tes week-end, lire un livre, hahaha ! Quelle vie de merde ! Bon, la pause est finie mes petites chattes poilues, faut retourner travailler. Salut les nazes.

Je me rappelle de ce genre de conversation comme si c'était hier. Je faisais partie d'une société, et plus particulièrement d'un département, où la plupart des mecs vouaient un culte au sport moteur. Cette vénération atteignait son paroxysme sur le temps de midi, quand nous étions tous réunis à table, où la philosophie des grosses cylindrées côtoyait les insultes graveleuses pour le plus grand plaisir de mes oreilles. Ils se foutaient de ma poire et je leur rendais la pareille, c'était de bonne guerre. Il y avait quelque-chose de surréaliste dans cette manière de s'envoyer des volées de bois vert à consonance automobile afin d'avoir un vrai, et pur, moment de liberté alors que le reste de la journée se passait sous la pression sournoise du management.

L'éloge du carburateur de Matthew B. Crawford, sorti en 2009 (sous le titre anglais “Shop Class as Soulcraft: An Inquiry Into the Value of Work”) m'a toujours fait penser à cette bande de joyeux lurons au langage fleuri. Et quand je vis, l'autre jour, la couverture de ce livre derrière la vitrine de ma librairie favorite, une soudaine envie d'en savoir plus sur cet étrange mélange de bécanes et de philo m'envahit. Je vous propose une petite analyse de ce rutilant essai.

Souvenez-vous d'abord de cette année 2009. Nous nous enfoncions un peu plus dans une crise économique, communément appelé crise des subprimes. le monde entier vacillait entre faillites en cascade et découverte des effets pervers de l'ultralibéralisme. Il n'y a pas de hasard si des langues ont commencé à se délier suite à cette crise. Qui n'a jamais eu vent des révélations de Wikileaks par exemple ? le monde du travail ne fut pas en reste non plus, les pratiques managériales douteuses occupaient soudainement le devant de la scène avec la vague de suicides qui toucha la société France-Télécom. L'horizon indépassable du management moderne se fissurait sous nos yeux. le succès du livre Éloge du carburateur a participé à montrer la transformation qui s'est opérée, depuis l'éducation jusqu'à la réalité des postes de travail, où l'on ne demandait plus de penser mais d'appliquer des procédures :

“ Une bonne partie de la rhétorique futuriste qui sous-tend l'aspiration à en finir avec les cours de travaux manuels et à envoyer tout le monde à la fac repose sur l'hypothèse que nous sommes au seuil d'une économie postindustrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions. le problème, c'est que manipuler des abstractions n'est pas la même chose que penser. Les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d'une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle. La part cognitive de ces tâches est “expropriée” par le management, systématisée sous forme de procédures abstraites, puis réinjectée dans le process de travail pour être confiée à une nouvelle couche d'employés moins qualifiés que les professionnels qui les précédaient. Loin d'être en pleine expansion, le véritable travail intellectuel est en voie de concentration aux mains d'une élite de plus en plus restreinte. "

Matthew Crawford puise dans son expérience personnelle où il voue une passion sans nom à la mécanique. Son atelier de motos est son antre, chaque bécane demande du temps et de l'expérience. Il faut apprivoiser la bête, comprendre le fonctionnement des pièces qui la composent. Connaître ses limites et puis s'engager dans la réparation d'un moteur qui peut vite s'avérer fastidieuse. Mais la récompense est au bout. Certes il y a la rétribution financière mais il y a surtout le sentiment profond d'être à sa place et d'avoir fait quelque-chose de concret qui est visible aux yeux de tous : la moto est réparée et elle roule.

De l'autre côté, l'auteur est aussi doctorant en philosophie et a connu le travail de bureau. Son premier job lui fit l'effet d'une gifle tant ses attentes n'étaient pas en accord avec ce qu'il faisait réellement. Il imaginait pouvoir s'immerger corps et âme dans un travail et utiliser ses capacités de discernement alors que tout ce qu'on lui demandait était d'appliquer bêtement des procédures. le monde du travail intellectuel n'était plus qu'un mirage.

En plus de son expérience personnel, Crawford n'hésite pas à étayer ses propos par des pistes d'explications qui lorgnent du côté de la philosophie, psychologie ou de la sociologie. Il brasse large tout en essayant de trouver les points de convergence qui permettraient de répondre à la question “Pourquoi en sommes-nous là ?” Une des clés est peut-être à chercher dans l'extrême différence qui existe entre un artisan qui chérit sa création et un consommateur qui met constamment au rebut des objets qui peuvent encore fonctionner afin d'assouvir sa quête fébrile du nouveau. Il y a un lien entre notre manière de consommer et le travail qui a permis que la création du produit. 😉 À ce titre, il me semblait important de noter une citation de Josie Appleton reprise dans l'ouvrage, et qui nous dit:

“Le problème n'est pas tellement l'éthique consumériste en tant que telle, mais le fait qu'elle est devenue, par défaut, une des dernières expériences significatives de notre existence. Il y a dans le fait d'acheter un nouveau produit et de le rapporter chez soi, une tangibilité et une satisfaction qui impliquent que le shopping devient pour les individus une confirmation de leur capacité de produire des effets dans le monde …”

En conclusion, Éloge du carburateur est un livre qui ne mâche pas ses mots quant à la nouvelle économie mais qui a aussi l'intelligence d'argumenter ses avis. En faisant une ode aux sens et à la passion dans le monde du travail, Crawford nous donne des pistes afin de questionner notre rapport au travail. Certes le bouquin a déjà 10 ans mais il n'en est pas moins pertinent pour la cause. Son témoignage en deux temps, sur son expérience de travail classique et celle de son atelier de réparation de motos, continue d'être au centre de la préoccupations de beaucoup de travailleurs : Comment s'épanouir dans le monde professionnel ?
Comment obtenir un emploi sans renier ses valeurs et ses envies?
Comment créer son propre travail et faire en sorte qu'il subvienne à nos besoins?
Lien : https://lespetitesanalyses.c..
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Imaginez une seconde (Picture it, pour citer la riante Sophia Petrillo... je m'égare) : votre vieille Honda Magna de 1983 que vous avez remisée au garage depuis trop longtemps vous (re)fait de l'oeil depuis quelque temps et même si votre antique bécane n'a rien d'un chopper, vous vous décidez enfin à rejouer les scènes cultes d'Easy Rider quand survient le drame. le drame, que dis-je, la tragédie ! Votre petite Honda, vexée de la négligence à laquelle vous l'avez soumise depuis des mois, tient sa petite vengeance en refusant ne serait-ce que d'émettre une petite et sinistre pétarade, bref pas de bol, c'est la panne, et la grosse.
Du coup, pas le choix, il faut trouver un réparateur de motos qui s'occupe essentiellement des anciens modèles et c'est comme ça que vous atterrissez dans l'atelier de Matthew B. Crawford. Préparez-vous un bon thermos de café, installez-vous le plus confortablement possible entre le pont, les outils et les barils de solvants et écoutez ce philosophe-mécanicien vous faire un petit cours sur la gratification du travail manuel, trop souvent dénigré dans nos sociétés modernes où, si vous n'êtes pas débile léger, il y a peu de chance qu'on vous oriente vers ce genre de filières. Non, à la place vous allez vous faire tartir à la fac et pis c'est tout !

Et Matthew Crawford sait de quoi il parle, directeur d'un think tank du côté de Washington, il est ce qu'on appelle un intello, d'ailleurs, ça tombe bien, il exerce une profession intellectuelle où bien sûr il n'a pas à se salir les mains, il peut même envisager une petite french manucure sur l'heure du déjeuner, peu de chance qu'il rentre chez lui avec de la saleté sous les ongles. En plus, dédommage collatéral : les pépettes pleuvent et pas qu'un peu... Pas de quoi se plaindre, donc. Et bien si, Matthew l'a mauvaise, parce qu'il pense, il réfléchit et tout ce qu'il voit c'est que cette profession qu'il exerce grâce à des études poussées n'a pas vraiment de sens concret, que fait-il exactement ? Pour qui ? Pour quoi ? Quelle cohérence ? Quelle finalité ? A quoi lui servent ses connaissances sinon à avoir décroché ce boulot ? Et lui, où se positionne-t-il dans tout ça ? A-t-il au moins une place ou n'est-il plus qu'un genre de code-barres géant ? Beaucoup de questions mais peu de réponses. Si tout ça doit le rendre malheureux, autant arrêter tout de suite. Et c'est ce qu'il fait, séance tenante, pour le bonheur d'ouvrir un atelier de réparation de motos dans lequel il s'épanouit enfin.

Partant d'Aristote et remontant jusqu'à la philosophie moderne, l'Éloge du carburateur, en nous forçant à mettre les mains dans le cambouis, nous livre une réflexion passionnante sur la perte des valeurs humaines que tout travailleur devrait trouver dans son labeur quotidien, remplacé de plus en plus par une recherche constante de performance et de résultats, reléguant l'humain à un bardage de diplômes qui justifieront d'un emploi pour lequel le savoir théorique accumulé pendant toutes ses années d'étude lui serviront bien peu, voire pas du tout si par malchance il a suivi une voie engorgée où les débouchés se font rares.
On le sait maintenant, ça fait des années que ça dure mais il semble plus facile de continuer dans cette direction (droit dans le mur) que d'accepter de remettre en cause notre rapport au travail, vicié et vicieux puisque l'individu lui-même finit par n'être plus qu'une marchandise parmi d'autres ou plus clairement "du temps de cerveau disponible" pour citer un autre grand penseur (arf !)

Où est le plaisir du travail bien fait ? Où est la Liberté ? Matthew B. Crawford offre-t-il des solutions à tous les problèmes posés ? Non, il n'en a pas la prétention mais des questions pertinentes sont soulevées, des croyances pourtant bien ancrées sont réduites à néant et l'éternelle dichotomie manuel vs intellectuel proprement atomisée. Et rien que pour avoir ouvert ces perspectives, s'il ne nous propose pas la panacée, ça vaut le coup de prendre le temps de lire et de faire l'éloge de tous les carburateurs du monde !

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Matthew Crawford semble un homme peu ordinaire si l'on en croit la petite bio de la quatrième de couverture : un philosophe doublé d'un réparateur de motocyclette, qui a préféré laisser un boulot dans un "think tank" pour ouvrir son propre atelier. Dans cet essai passionnant, il nous explique pourquoi un travail de réparation de moto est bien plus valorisant et intelligent que le travail "intellectuel", en tout cas tel qu'il est organisé aujourd'hui. Je dois dire que son récit de la réparation d'une Honda Magma est un vrai grand moment de philosophie (page 133 et suivantes..) M Crawford montre ce que peut être la recherche de la vie bonne.

D'ailleurs le philosophe antique Anaxagore le disait déjà ""c'est parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des animaux" (cité page 84)

Dans un des chapitres centraux, l'auteur raconte son éducation comme mécanicien : comment jeune homme, il faisait le casse-cou avec sa coccinelle et la modifiait ; comment, petit à petit, par des rencontres et un long apprentissage, il est devenu un mécanicien et quelle somme de savoir, d'expérience, de réflexion et de qualité morale cela comporte. Par exemple pour comprendre le dysfonctionnement d'un moteur, comme pour comprendre le monde, il faut un certain effacement de soi pour sortir du "voile de la conscience égocentrique" et pouvoir retrouver le monde tel qu'il est réellement. La réalité n'est jamais "donnée", les problèmes se présentent toujours avec ambiguïté : " le claquement des pistons peut effectivement ressembler au bruit des poussoirs desserrés et, par conséquent un bon mécanicien doit constamment garder à l'esprit la possibilité d'être dans l'erreur. Il s'agit d'une vertu éthique" (page 117)

Dire que j'ai été passionnée par ce livre est un mot bien faible. Tant le sujet me touche et me parait un enjeu essentiel du monde qui nous entoure : la place du travail de l'homme dans un monde où le but des entreprises est de s'en passer au maximum ; que signifie travailler pour un humain sans en être "aliéné" mais pouvoir, au contraire, y trouver sa réalisation d'humain. Voilà ce que j'en ai retenu peut être de manière un peu décousue.

M. Crawford fait d'abord l'éloge du travail manuel : non pas comme cela est plus fréquent du travail des artisans qui créé des objets alliant beauté et technique, héritiers souvent de traditions anciennes (ébéniste ou tapissier) mais du travail artisanal moins valorisé d'électricien ou de plombier, toux ceux qui savent réparer et faire fonctionner notre environnement quotidien. Pour lui, l'homme moderne est terriblement dépendant de ces objets qui lui simplifient le quotidien mais dont les pannes mettent à mal sa volonté de maitrise ; lorsque qu'il faut se mettre à l'écoute modeste de la chose, lorsque tout cela nous rappelle combien nous dépendons de réseaux, de canalisations et de divers fluides.

Le savoir faire artisanal implique de se consacrer longuement et profondément à une même tache et pas de passer d'une chose à l'autre en permanence, constituant un véritable engagement.

La véritable créativité est un sous produit de la maitrise et du donc d'un travail de longue haleine nécessitant une forte maitrise technique et non pas d'une liberté papillonnante. La créativité du musicien est le fruit d'un long apprentissage et de l'observance des caractéristiques de son instrument. Tout apprentissage nécessite de se plier à des règles, à des structures qui nous échappent et son indépendantes de nous : la musique, une langue, le jardinage etc.. . Aujourd'hui la pratique de la musique décline au profit de l'écoute par divers appareil : la maitrise d'un instrument est difficile et constitue une "réalité contraignante" impliquant un engagement actif de l'être humain. Tandis que l'écoute d'une chaine constitue "une réalité disponible".

Selon Matthew Crawford, il y a plus de liberté dans l'exercice de la confrontation avec un moteur que dans la plupart des travaux de "créatifs". Réparer soi même quelque chose n'a pas de rationalité pour l'économiste mais c'est une expression de la dignité de l'homme. La consommation nous propose de nous libérer de toute sortes de fardeaux matériels pour que nous puissions nous consacrer à notre bien être et à l'exercice de notre liberté mais ces objets têtus nous ramènent à notre impuissance et à notre frustration.

Or, c'est la consistance de cette résistance qui aiguise la conscience de la réalité, de la logique et de la physique . La présence de plus en plus grande d'informatique et d'électronique dans les véhicules est censée nous éloigner des contraintes de cette conscience : plus besoin d'aller voir la jauge aujourd'hui, un signal lumineux nous l'indique. mais alors il n'y a rien d'autre à faire que d'aller voir le technicien compétent. le signal lumineux rend dépendant non pas tant du technicien mais du chargé du clientèle, de la société automobile et des actionnaires dont l'intérêt est minimiser le risque financier de la baisse du niveau d'huile. S'être émancipé de la contrainte matérielle est plutôt une nouvelle contrainte. L'émancipation de l'individu par l'achat de nouveaux gadgets et non par la préservation de ceux qui existent déjà va de pair avec l'exaltation de mots d'ordres de jouissance.

Dans la comparaison avec le travail intellectuel : l'auteur rappelle l'histoire de la déqualification des ouvriers avec Henry Ford et ses chaines de montage au profit de l'efficacité et le compare à la dégradation du travail de bureau avec la routinisation procédurale du travail de bureau et la confiscation du vrai travail par une poignée au sommet qui seule créé et demande aux autres d'exécuter.

Dans le chapitre sur les contradictions du travail de bureau, il montre par son expérience au sein d'une société produisant des résumés d'articles scientifiques, les mécanismes de la dégradation du travail intellectuel. Il devait respecter une méthode qui permettait de ne pas comprendre le contenu des dits articles. Il devait résumer 28 articles en une journée et devait donc mettre à l'écart sa capacité de penser. La tâche n'est plus guidée par des objectifs propres de qualité, en l'occurrence mettre à disposition une information de qualité. L'auteur ne se pose pas dans une critique de l'appât du gain comme étant en soi le problème. Il décrit le travail des managers qui sont amenés à gérer le travail de leurs collaborateurs sur ces bases comme un long apprentissage de l'irresponsabilité ; la thèse en quelque mot est la suivante : l'évaluation du travail du manager ne repose sur des critères techniques (le tuyau est droit ou pas, la pièce est correctement soudée ou pas) mais dépend de ce que les autres pensent, ce qui peuvent influer sur sa carrière. L'auteur parle "immunité discursive" c'est à dire la capacité à faire tenir toutes les hypothèses dans un discours afin de se prémunir de tout changement d'environnement .

Ce que le travail manuel aide à comprendre, c'est que le savoir ne s'obtient pas perché sur les hauteurs mais en combinant le penser et le faire. La connaissance est incarnée et située dans le monde. La meilleure façon de comprendre un marteau n'est pas de le contempler fixement mais de s'en saisir et de l'utiliser" (page 188 citation d'Heidegger). Les choses se manifestent à nous comme des instrument de notre action et des invitations à agir. Crawford évoque le savoir tacite du pompier qui sait à quel moment il doit quitter le lieu de l'incendie avant l'effondrement ou l'expérience de l'expert qui peut déceler une configuration particulière par une saisie immédiate et cohérente et non par l'analyse individuelles des éléments de la situation.

Dans le dernier chapitre "Travail, loisir et engagement", l'auteur explore la déconnection du lien entre le travail et la possibilité d'une activité satisfaisante voire l'authenticité de la vie recherchée dans les loisirs. C'est bien la caractéristique du travail aliéné, non pas tant parce que le fruit est récupéré par quelqu'un d'autre, comme le dit Marx mais en raison du caractère social du travail. Or l'ouvrière chinoise qui fabrique les chaises sur lesquelles nous nous asseyons n'a aucun lien avec ceux qui vont utiliser les chaises. C'est ce lien qui fonde le sens du travail et le rend concret et satisfaisant.
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Si une amie ne m'en avait pas fait l'éloge, je n'aurais pas lu spontanément cet essai. En effet, quel intérêt aurai-je pu trouver a priori à lire l'Eloge d'un carburateur ... Et pourtant.

Matthew B. Crawford, un universitaire qui travaillait dans un think tank aux USA, décide de quitter son job pour monter un atelier de réparation de motos. Il va nous raconter par le menu sa satisfaction personnelle à s'impliquer (plus que de raison) dans la connaissance de chaque spécimen (moto) et notamment toutes les interactions nécessaires avec ses homologues afin qu'il puisse monter en puissance au niveau de sa connaissance des moteurs. Il décrit parfaitement le monde du travail en environnement de bureau où est mis en avant un travail intellectuel plutôt allienant où règne le politiquement correcte et où l'éthique est mise à mal, par opposition à celui de l'atelier où sont fabriqués ou réparés des objets avec une certaine liberté et où l'intelligence est également sollicitée.
Cet essai très dense, qui fait notamment référence à certains philosophes, force à une remise en question de sa qualité de citoyen du monde. Pourquoi ne peut-on pas nous-mêmes réparer un objet, une machine de plus en plus sophistiqués ? Ne sommes-nous pas des victimes consentantes de la société de consommation ? Tous les jeunes doivent-ils absolument passer par des études supérieures ? L'épanouissement personnel ne peut-il pas aussi/plutôt passer par la satisfaction d'un travail manuel (quand on est habile) ?
Peut-être enseignants et parents pourraient-ils accorder plus de poids à la filière artisanale afin que davantage de jeunes choisissent plutôt cette voie...
C'est un essai sur la situation du travail aux USA, mais celle-ci est tout à fait transposable dans les universités de France où sont laissés s'engouffrer des milliers de jeunes qui, pour beaucoup, en sortiront uniquement avec (ou sans) diplômes, et malheureusement sans qualification professionnelle pour trouver rapidement une place dans la vie.
Cet universitaire nous compte évidemment sa propre expérience, mais celle-ci mérite de nous y intéresser, notamment dans ce qu'elle a d'originalité. À lire pour ceux qui souhaitent faire travailler leurs méninges.
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Un livre essentiel pour l'époque. La volonté de l'auteur est de légitimer les questions que peuvent se poser aujourd'hui les individus sur le travail. L'exposition « carburateur » de l'expérience vise avant tout à présenter la satisfaction obtenue par la réalisation du travail manuel, par opposition au travail dans les bureaux, trop morcelé et détaché d'un objectif cohérent. L'auteur, diplômé en physique et en philosophie, apporte ses conclusions à partir de ses propres expériences professionnelles dans les secteurs manuel et intellectuel. C'est cette réalité qui interpelle et touche directement ceux qui ont connu, ou connaissent, un désenchantement devant des promesses de carrières, de postes ou de réussites annoncées.

Études "obligées" conduisant à un bac + 10 pour être femme de ménage, dévalorisation d'un travail manuel qui entrave une consommation imposée du non-réparable, absurdité d'un travail pour justifier la vente de prestations au final inutiles, sont autant de questions soulevées par le vécu de l'auteur et validées par l'avis des spécialistes sollicités.

A l'heure d'une souffrance au travail grandissante, d'un possible artisanat généralisé comme solution humaine, d'un management dépassé par des possibilités techniques appliquées sans réflexion réelle, l'ouvrage, à défaut de solutions dont il n'a pas la prétention, éclaire un non-sens dont les conséquences sont aujourd'hui de plus en plus manifestes.

PS. A noter une traduction de "working process "par "procès du travail" sur les trois quart du livre !
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Citations et extraits (67) Voir plus Ajouter une citation
De nos jours, il est fréquent que les individus considèrent que leur "véritable personnalité" s'exprime dans les activités auxquelles ils consacrent leur temps libre. Conformément à cette perception, un bon travail est un travail qui vous permet de maximiser les moyens de poursuivre ces autres activités à travers lesquelles la vie a enfin un sens. Le vendeur d'hypothèque travaille dur toute l'année avant de s'offrir des vacances au Népal pour escalader l'Everest. Au niveau psychique, la fixation hyperbolique sur cet objectif lui permet de tenir le coup pendant les mois d'automne, d'hiver et de printemps. Les sherpas semblent comprendre leur rôle dans ce drame intime et s'efforcent de faciliter avec discrétion son besoin de confrontation nue et solitaire avec le Réel. Il y a déconnexion totale entre son existence au travail et ses loisirs : dans la première, il accumule de l'argent ; dans le cadre des seconds, il engrange des nourritures psychiques. Les deux dimensions de son existence sont codépendantes et aucune ne serait possible sans l'autre, mais la forme que prend cette codépendance et celle d'une espèce de négociation entre deux subjectivités différentes plutôt que celle d'un tout cohérent et intelligible.
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Bien souvent, cette opération implique non pas tant de résoudre le problème (problem solving) que de trouver le problème (problem finding). Quand vous résolvez une équation présentée à la fin d'un chapitre d'un manuel d'algèbre, c'est effectivement du problem solving. Si ledit chapitre est intitulé « Système de deux équations à deux inconnues », vous savez exactement quelle méthode utiliser. Dans une situation aussi nettement délimitée, le contexte pertinent dans lequel s’inscrit le problème est déjà déterminé d’avance et, par conséquent, aucun effort d’interprétation n’est requis. Mais dans le monde réel, les problèmes ne se présentent pas sous cette forme prédigérée ; en général, vous disposez de trop d’éléments d’information, mais sans vraiment savoir lesquels sont pertinents et lesquels ne le sont pas. Identifier à quel genre de problème vous êtes confronté vous permet de savoir quelles caractéristiques de la situation vous pouvez vous permettre d’ignorer. Et même les frontières de ce qui peut passe pour une « situation » sont parfois ambiguës ; ce n’est pas en appliquant des règles que vous pouvez discriminer entre le pertinent et le négligeable, mais seulement en exerçant le type de jugement qui naît de l’expérience. La valeur d’un mécanicien - et la sécurité de son emploi - tient au fait qu’il possède de savoir direct et personnel.
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« J’ai vite compris qu’il y avait plus intellectuel dans le cadre d’un atelier de motos que dans mon précédent boulot. »
« La réorganisation de la personnalité de l’homme moderne autour de l’univers de la consommation passive tend nécessairement à affecter notre culture politique. »
« L’une des principales sources du mal-être contemporain au travail tient sans doute à un excès d’abstraction. »
« Partout où cette séparation de la pensée et de la pratique a été mise en œuvre, il s’en est suivi une dégradation du travail. »
« La dégradation du travail est une question cognitive qi s’enracine dans la séparation entre le faire et le penser. »
« Ce qui est au cœur de l’expérience humaine, c’est notre « agentivité » : notre capacité à agir sur le monde et à constater les effets de notre action. Or l’organisation du travail et la culture consumériste nous privent de plus en plus de cette expérience. (…) Cela a des conséquences politiques car si vous ne croyez plus que vous pouvez avoir un effet sur le monde, alors vous ne vous en sentez plus responsable. Et je pense que la dépolitisation contemporaine vient de ce sentiment de mange d’agentivité. (…) En vous apprenant qu’il n’est pas si facile d’ignorer les conséquences de ses actions, la culture manuelle opère un genre d’éducation morale dont profite notre activité intellectuelle. »
« Il y a bien des indices qui démontrent que la nouvelle frontière du capitalisme, c’est l’application au travail de bureau des mêmes procédés jadis appliqués au travail d’usine, à savoir l’élimination de ses éléments cognitifs. »
« Les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation de leurs tâches et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle. La part cognitive de ces tâches est « expropriée » par le management, systématisée sous forme de procédures abstraites, puis réinjectée dans le procès de travail pour être confiée à une nouvelle couche d’employés moins qualifiés. »
« Une éducation véritablement démocratique devrait éviter les deux écueils du snobisme et de l’égalitarisme irréfléchi. Sa fonction devrait être d’accorder une place d’honneur à c qu’il y a de meilleur dans notre vie commune. En ces temps étranges de dépendance et de passivité croissantes, il convient d’accorder une reconnaissance publique à l’aristocratie plébéienne de ceux qui acquièrent un savoir réel sur les choses réelles, celles dont nous dépendons dans notre existence quotidienne. »
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Un de mes amis a acheté une Scion. Au départ, il voulait simplement une nouvelle voiture, et il ne réalisait pas que pénétrer chez un concessionnaire Toyota était aussi périlleux que mettre les pieds dans une librairie de la Scientologie. Une bonne partie du marketing de la Scion consiste à créer une atmosphère de culte religieux autour de ce véhicule. Quelques semaines après son acquisition, mon ami se rendit compte qu'il était « étiqueté ». À plusieurs reprises, alors qu'il s’apprêtait à récupérer sa voiture sur son poste de stationnement, il découvrit une carte postale sur son pare-brise. Il s'agissait d'invitations à des réunions censément spontanées destinées à célébrer le « style de vie Scion » avec d'autres conducteurs iconoclastes. Au bout d'un certain temps, l'impression d'être espionné commença à le faire sérieusement flipper.
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Si Mercedes encourage la superstition, General Motors, de son côté, offre carrément un système théologique complet, et ce depuis l'introduction en 1997 du système OnStar, d'abord sur certains modèles de Cadillac, puis sur presque tous ses véhicules à partir de 2004. Grâce à un système de diagnostic de bord intégré, GM effectue une vérification mensuelle automatique de votre voiture et vous envoie un courrier électronique avec les résultats. Outre l'indication des problèmes éventuels, ce courrier vous informe sur la pression de vos pneus et vous signale le nombre de kilomètres restants avant votre prochaine vidange. Mais il y a mieux : ce système de diagnostic est désormais aussi relié au GPS et à votre téléphone portable. Les employés du centre de contrôle de OnStar sont ainsi capables d'identifier la position de votre véhicule par rapport au poste de Police secours le plus proche. Si l'ordinateur de bord indique que les airbags ont été activés, OnStar entre en communication téléphonique avec le conducteur. Si les passagers ont besoin d'aide, ou bien en l'absence de réponse, OnStar informe Police secours sur le possible accident et l'emplacement du véhicule. Vous n'avez plus besoin de prendre soin de votre voiture, c'est votre voiture qui prend soin de vous.
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Vidéo de Matthew B. Crawford
Prendre de la hauteur, c'est ce que nous allons tenter de faire dans ce nouvel épisode du podcast de Dialogues.
Notre guide du jour s'appelle Arthur Lochmann. Après "La Vie Solide", son premier livre paru en 2019, il publie "Toucher le vertige". Au cours de notre échange, il sera donc question de cette sensation à la fois enivrante et attirante qu'est le vertige. Vertige comme peur du vide, bien sûr, mais aussi le vertige de l'homme confronté à la fragilité de son existence. Nous laisserons ensuite Arthur Lochmann pour marcher dans les pas de notre libraire Marion. Elle a préparé pour vous une pertinente sélection de livres autour de cette question du vertige. Et nous terminons par notre invité brestois : Serge Hardy. Un féru de (très) hauts sommets, qui nous proposera de le suivre dans sa cordée.
Retrouvez les titres évoqués ci-dessous : - Toucher le vertige, d'Arthur Lochmann (éd. Flammarion) https://www.librairiedialogues.fr/livre/18980776-toucher-le-vertige-arthur-lochmann-flammarion - L'Art de la joie, de Goliarda Sapienza (éd. le Tripode) https://www.librairiedialogues.fr/livre/9964608-l-art-de-la-joie-goliarda-sapienza-le-tripode - La Vie Solide, d'Arthur Lochmann (éd. Payot) https://www.librairiedialogues.fr/livre/18209149-la-vie-solide-la-charpente-comme-ethique-du-faire-arthur-lochmann-payot - Éloge du carburateur, de Matthew B. Crawford (éd. La Découverte) https://www.librairiedialogues.fr/livre/9137188-eloge-du-carburateur-matthew-b-crawford-la-decouverte - La Saveur du monde, de David le Breton (éd. Métailié) https://www.librairiedialogues.fr/livre/8878714-la-saveur-du-monde-david-le-breton-anne-marie-metailie - Marcher avec les dragons, de Tim Inglod (éd. Points) https://www.librairiedialogues.fr/livre/13496910-marcher-avec-les-dragons-tim-ingold-points - Ailefroide, de Jean-Marc Rochette (éd. Casterman) https://www.librairiedialogues.fr/livre/13095265-ailefroide-altitude-3954-altitude-3954-jean-marc-rochette-casterman - Les Conquérants de l'inutile, de Lionel Terray (éd. Guérin) https://www.librairiedialogues.fr/livre/11106547-les-conquerants-de-l-inutile-lionel-terray-guerin
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